Manon
6.4
Manon

Film de Henri-Georges Clouzot (1949)

Rien n'est dégoutant quand on s'aime

Revisionnage.

Beaucoup aimé le bouquin de l'abbé Prévost – en dépit de mon insondable aversion pour ses deux personnages éponymes – et je dois dire que je suis assez séduit par cette adaptation qu’en fait Clouzot, l’idée de transposer le récit de l’Ancien Régime (période qui ne m’intéresse pas des masses) à la Libération (période bien plus excitante à tous points de vue) étant à mes yeux une idée maligne à double titre : elle permet d’abord de se détacher immédiatement du roman, et par là même d’éviter une comparaison trop frontale – et donc toutes les frustrations qu’elle génère fatalement lorsque l’on a aimé le livre –, et ensuite d’exploiter une imagerie saisissante, celle de la Libération donc, et avec elle celle de l’épuration (quand bien même toute la France avait été résistante – c’est vérifiable –, il s’agissait tout de même de marquer le coup pour le symbole).

Et ainsi, en 1948, alors que le sujet est encore chaud et les plaies encore vives, Clouzot introduit sa Manon comme une collabo horizontale, sur le point d'être tondue par une foule en furie (avant d’être sauvée par le bientôt cuck en chef Robert Desgrieux). Une entrée en matière du meilleur goût, à la suite de laquelle Clouzot déroule un récit ne reprenant en réalité que les trois personnages phares du bouquin (Desgrieux, Manon, son frangin) et ses quatre ou cinq grands marqueurs clés (la trahison de Manon, le meurtre de Desgrieux, leur exil de France, la mort de ...), mais en renouvelle presque toutes les péripéties – tout en en honorant l’esprit. Sceptique sur le choix d’avoir conservé la structure en récit enchâssé (d’autant que là où dans le bouquin, Desgrieux racontait seul leur histoire au narrateur, ils le font ici à deux avec Manon au capitaine du bateau, donc de qui est-ce réellement le point de vue dans ce récit enchâssé ? ce choix m’interroge, et je n’arrive en l’état pas à y voir autre chose qu’une simple coquetterie de la part de Clouzot), comme sur ce coup de foudre invraisemblable de Desgrieux pour Manon (qui passait crème dans le bouquin) ; mais sinon j’approuve tout le reste.

Cécile Aubry est une Manon parfaite, michto indigne et tête à claques que l’on a vraiment envie de démolir une bonne fois pour toutes ; et Michel Auclair un Desgrieux parfait lui aussi, insipide comme il se doit, et jouant en prime comme une patate, autant dire que c’est juste nickel. Les deux personnages sont parfaitement méprisables, et Desgrieux pas moins que Manon (mon avis aussi sur leurs versions papier), aucun respect pour ce sale cornard bordel, et d’ailleurs j’adore la scène au bordel justement, dans laquelle il commande puis confronte Manon, semblant enfin faire preuve d’un semblant de couilles lorsqu’il commence à l’engueuler… avant d’immédiatement s’effondrer à ses pieds comme la dernière des carpettes qu’il est.

L’une des meilleures scènes du film, qui ne manque pas de qualités par ailleurs, à commencer par son rythme implacable (l’acte parisien passe d’ailleurs en un éclair, à tel point que c’en est presque frustrant), son tout jeune Serge Reggiani en frangin Lescaut roublard, et bien sûr sa mise en scène acérée du taulier Clouzot (dont le talent n’est plus à démontrer). Qui trouve son acmé dans son dernier acte palestinien (terre d’exil des amants ici), clouzotien en diable (et qui d’ailleurs m’a fait penser au Œil pour œil de Cayatte, devant lequel je m’étais justement fait la réflexion qu’il n’aurait pas dépareillé dans la filmo de Clouzot). Bien noir et profondément désespéré, et avec même un soupçon cruel d’érotisme macabre, puisque lorsque l’on aperçoit – enfin – pour la première fois du film, furtivement, à travers sa robe trouée, un téton de Manon… c’est sur sa dépouille encore chaude, péniblement charriée par un Robert brisé à travers le désert sans fin de Palestine…

(Palestine où Manon et Robert s’exilent d’ailleurs cachés au sein d’un groupe de Juifs, qui partent y chercher le salut… eh oui, tournage en 1948, soit l’année de la création d’Israël… une bonne idée à n’en point douter, je ne vois vraiment pas ce qui pourrait mal se passer.)

ServalReturns
7
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le 14 avr. 2024

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ServalReturns

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