Malgré son ancienneté, jamais jusqu’ici Shinya Tsukamoto n’avait abordé le sujet de l’enfance abandonnée, thème pourtant cher à la culture japonaise. Avec « L’Ombre du Feu » (dont on retiendra premièrement ce superbe titre oxymorique), il s’y confronte avec toute la véhémence qu’offre le contexte social du Japon au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale. Invisible depuis « Killing » (2018), le réalisateur des chefs-d’œuvre chaotiques que sont « Tokyo Fist » (1995) ou « A Snake of June » (2003) entame ici un récit ou chaque personnage se voit réduit à sa survie, recroquevillé dans un environnement destructeur croulant sous les gravats et les détonations ; un environnement où même le monde du rêve n’est plus un refuge, mais un continent blessé, intoxiqué. Quasi huis-clos durant sa première partie, se déroulant dans un bar calciné où une prostituée, un soldat traumatisé et un orphelin demeurent dans un semblant de reconstitution familiale, « L’Ombre du Feu » nous oriente ensuite dans un récit plus politique, où l’orphelin, armé d’un pistolet, se retrouve à suivre un mystérieux individu avide de vengeance.


Sans surprendre, Tsukamoto étonne. Son image est nette, trop pour un film d’époque. Aussi, la caméra tremble sans cesse — il n’y a qu’un seul plan fixe dans tout le film, et c’est un plan d’insertion sur le ciel —, elle déstabilise, désoriente, agit tout en mimétisme face à ce défilé d’existences sacrifiées. La photographie alterne entre les ambiances cuivrées de l’éclairage à la bougie et les toiles bleutées des intérieurs de nuit. Les acteurs, les décors, la mise en scène… Tout semble fait pour insister sur la froideur de la netteté numérique vivement déployée ici. C’en est quasiment fou : c’est surinterprété, mal filmé, mal éclairé… Et pourtant… Le fait est que Tsukamoto n’est nullement sortie de cette avalanche de fureur, de cette sensation de douleur dégoulinante qu’il retranscrit ici dans toute sa monstruosité théâtrale. « L’Ombre du Feu » fait également état de cette rage politique dont son cinéaste a toujours su faire preuve ; celle observant d’un œil injecté de sang l’absorption de l’individu, comme en atteste la sidérante séquence finale où l’orphelin va dans un marché noir afin de travailler. Il se fait refouler, puis battre par un commerçant dont le visage n’est autre que celui de l’ensauvagement capitaliste surgissant dans ce Japon d’après-guerre ; la cruauté est partout, sur les routes, dans la nuit, dans l’économie, dans les souvenirs, dans les rêves. Là où par le passé Tsukamoto jouait volontiers sur le terrain du pamphlet punk et de l’aliénation frénétique, il en vient ici à disperser des moments de solitudes, des instants de désarmements, de perte totale, réduisant son panache survolté au profit de l’émotion. « L’Ombre du Feu », à défaut d’être épuisé, est comme dénué d’ébullition, des expérimentations auxquelles sont cinéastes nous avait tant saturé. L’image n’est plus en quête d’impact. Désormais, la douleur est à l’intérieur, et elle profite de notre sommeil pour bruler.

JoggingCapybara
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le 3 mai 2024

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