Ce qui frappe en premier lieu dans Little Joe, c'est le jeu sur les couleurs. On peut adorer ou détester, mais il y a là incontestablement un part pris esthétique, ce qui, pour moi, est toujours le signe qu'on a affaire à une artiste. Blouses vert pâle des employés, mobilier vert foncé dans la cafétéria, chemisier rose pâle et chevelure rousse d'Alice, baskets rouges de son fils, et bien sûr le rouge vif de la plante censée rendre heureux. Le rouge, couleur de la passion, qui en effet peut rendre heureux mais peut aussi aliéner, voire détruire. Chaque plan semble avoir été travaillé pour déterminer avec précision la répartition des couleurs : ainsi, sur l'un d'entre eux, où Alice travaille au laboratoire, même les kleenex sont assortis à un autre objet violet en fond ! La netteté de ces couleurs vives ou pastel crée une atmosphère artificielle, totalement au service du propos.


Car il s'agit de raconter une entreprise consistant à créer in vitro rien moins que le bonheur humain. Pour cela, on manipule allègrement le génome d'une plante, la rendant au passage stérile. Mais "tout organisme tend à persévérer dans son être" nous apprend Spinoza au début de l'Ethique. Il en va de même des plantes, imagine Jessica Hausner. Little Joe va donc aliéner toute personne respirant son pollen pour la mettre au service de sa survie en tant qu'espèce. On se prend à rêver que les plantes et les animaux aient réellement ce pouvoir : cela éviterait peut-être l'extinction formidable des espèces à laquelle on assiste...


Le film, au-delà de l'interrogation sur les manipulations génétiques, pose la question du bonheur individuel, ultime enjeu de notre société de consommation. Chacun aujourd'hui cherche à "réussir sa vie", "s'accomplir", bref, être heureux. Mais quid du lien social ? Le film nous montre à la fin des êtres bien dans leur peau, mais devenus insensibles les uns aux autres. Et l'on ne peut s'empêcher de penser que nous n'en sommes pas si loin.


Une belle idée donc, servie par une forme brillante. Pourtant, le film ne convainc pas totalement, la faute sans doute à un scénario et des dialogues un poil faiblards. Que ce soit l'histoire d'amour un peu niaise entre les deux laborantins, l'ultra-classique pré-ado qui rejette un de ses parents, le portrait de "la folle" qui a tout compris, ou encore les séances chez la psy... J'ai eu comme la sensation qu'il y avait moyen de faire plus convaincant. Sans compter que le film souffre de pas mal d'invraisemblances : les deux gamins qui peuvent pénétrer dans les serres... la caméra ne filmant "que les fleurs" sans se soucier d'espionnage industriel... Alice qui n'est pas contaminée alors qu'elle a une fleur à la maison... le père allergique au pollen qui se laisse quand même offrir une fleur... La "folle" Bella qui faisait semblant d'être contaminée, puis qui est éliminée par le directeur dans les locaux du labo...


Mais le gros point faible de ce Little Joe, sa grosse fausse note, sans jeu de mots, c'est la musique. Ces flûtes très cliché "orientalisantes" façon Nature et Découvertes, c'était déjà terriblement lourd, d'autant que la bande son est très invasive. Mais les "jump scare" musicaux... faut pas faire, ça, Jessica. Vraiment.


Sentiment, donc, que le film gâche en partie ses qualités. Car, en revanche, qualités il y a bien. Je pense par exemple à cette scène où Bella et Alice dialoguent d'un côté et de l'autre du cadre. Elles sont peu à peu éjectées du cadre, qui avance plein centre sur un rideau. On aurait pu croire Little Joe dissimulée derrière ce rideau mais non : elle était dans un placard. Et c'est mieux comme ça, plus subtil pour le coup (pas comme la musique donc). Autre exemple, la belle course-poursuite après Bella dans les locaux du labo, géométriquement utilisés.


Malgré quelques faiblesses donc, Little Joe reste une oeuvre assez singulière, qui mérite bien mieux, me semble-t-il, que les 5,5 de moyenne à l'heure où je rédige cette critique.

Jduvi
7
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le 16 nov. 2019

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9 j'aime

Jduvi

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