Un film intéressant pour ce qu'il aurait pu être

Quel postulat de base. Avec lui, on espérait sortir de L’Insulte avec suffisamment de réflexions et d’enthousiasme pour tartiner une critique de sept pages. Comme nous en vouloir ? Quand on sait se pencher sur l'abîme dans lequel s’enfonce le monde depuis la fin de la Guerre Froide (et sans pleurer le moins du monde la fin du bloc soviétique…), ou quand on s'intéresse aux bouleversements identitaires que la globalisation à marche forcée impose aux peuples dans un mouvement concomitant, comment ne pas attendre des montagnes d’un tel film ? Trop de sujets passionnants s’y bousculent : la question du vivre-ensemble dans un pays multiconfessionnel (et donc « multiconflictuel », suggère la réalité empirique), le poids du passé dans cette question même, les inévitables et inquiétants conflits entre le principe de liberté d’expression, fondamental dans les cultures aux fondations gréco-latine, et la notion cruciale mais nettement plus vague de « respect », à commencer par celle de la foi d’autrui... Et puis, interconnecter grande et petite histoire ne manque jamais d'intérêt. Bien des bouleversements historiques sont le fait d’actes individuels ou de décisions locales.


Problème : la tâche était supérieure, et le réalisateur libanais Ziad Doueiri ne s’en est pas montré à la hauteur. On aurait aimé connaître son précédent film, L’Attentat. Il suscite pourtant depuis des années notre curiosité, ayant lui aussi un point de départ captivant (un chirurgien musulman de Tel-Aviv découvrant après un attentat que son épouse, elle aussi musulmane, était une terroriste). Et puis, les critiques sont bonnes. En même temps, celles de L’Insulte sont encore meilleures, donc ça ne veut pas dire grand chose. À croire que le public, du moins le public plus ou moins bourgeois des cités cosmopolites, est bien plus magnanime à l'égard d'un film dès qu’il nous vient d’un endroit exotique et parle politique ?


Désolé, mais non. Déjà, alors qu’un sujet pareil exigeait un traitement équitable des deux partis (en l’occurrence, le Chrétien Toni et le Musulman Yasser), le film de Doueiri démarre très mal en faisant du Toni un parfait connard irrécupérable, le genre mauvais qu’on imagine torturer des chats dans son adolescence pour passer ses nerfs, et du vieux Yasser un modèle d’intégrité et de serviabilité, le genre à te servir le thé avec plaisir. Le twist de fin, qui expliquera l'agressivité du premier (mais sans vraiment la justifier, désolé...), ne changera hélas pas ce qu'il nous a inspiré de désagréable jusque-là. Dans l’ensemble, L’Insulte pâtit d’une écriture assez pauvre : à l’échelle humaine, les personnages manquent d’épaisseur, quand ils ne souffrent carrément pas de très mauvaises idées scénaristiques (comme celle de faire des deux avocats qui s’opposent un père réac et sa fille rebelle, pirouette digne d’un téléfilm de France Télévision), et côté tableau d'ensemble, le basculement du litige local en affaire d’État est pour le moins sommaire, ce qui amoindrit l’efficacité dramatique des scènes de tribunal, pourtant ce que le film a de mieux à proposer. Les ficelles sont parfois grosses (les deux ennemis magiquement réunis par… leur sinophobie, bonjour la subtilité), et certains moments sont atrocement prévisibles, comme à la fin, quand les deux ex-ennemis, situés de part et d’autre des marches du palais de justice, échangent un regard-qui-en-dit-long. La réalisation de Doueiri, qui peine à faire vivre Beyrouth (de l’avis de personnes qui connaissent la ville), manque gravement de personnalité, lorsqu’elle n’est pas carrément publicitaire (voir la fin encore, avec cette bande-son technoïde-branchouille aculturée qui donne l'impression de voir un spot Mtv sur le snowboard). Avec L’Insulte, on parlait d’histoire et de civilisation, de principes et de foi, d’hommes et de dieux ! On avait besoin d’un cinéaste conjuguant compréhension sensible du monde et maîtrise suffisamment sophistiquée de l’image pour embrasser la complexité de l’affrontement qu’il met en scène, celui de deux mondes, de deux mentalités, de deux langages.


Du coup, la montagne accouche d’une souris. Ok, ne soyons pas chiens. L’Insulte n’est pas sans mérite, y compris sur le plan intellectuel. Jusqu’au twist, évoqué plus haut, le spectateur un minimum renseigné vit dans la peur d’un manichéisme auquel le cinéma, majoritairement de gauche, nous a habitués ; un manichéisme qui, jusqu’au bout, diaboliserait le Chrétien en le posant en oppresseur et angéliserait le Musulman en le posant en opprimé, dans cette increvable perspective marxiste. Puis vient ledit twist, qui explique le comportement antisocial du bourrin Toni, à travers [spoiler alert !] la narration d’un massacre que l’on peut qualifier d’originel – filmé sans génie aucun, mais sans faute de goût non plus. Les craintes sont alors dissipées : L’Insulte n’est pas un reportage de BMF Tv ! Sonnez trompettes ! Le monde y est un chouïa plus compliqué que ça, voilà qui fait plaisir à entendre. Sauf qu’être moins con qu’un reportage de BFM Tv, ce n’est pas exactement un gage de qualité. Avec un tel sujet, au risque de paraître dur, Doueiri n’avait, à notre sens, droit qu’à l’excellence... or le dénouement de son film inspire tout, sauf ça, en ne proposant rien de plus, comme solution au léger problème qu’il pose, que la voie dite du « Bisounours », résumable à la réflexion suivante : « Et si nous mettions enfin de côté nos rancœurs mutuelles, les amis, ne pourrions-nous pas enfin vivre en harmonie ? » (c'est bô comme du Roland Emmerich). Un peu faiblard, surtout au regard du Liban de 2018, confronté à deux millions de « réfugiés » syriens qu’il n’assimilera pas à coups de bons sentiments. De fait, là où l’on aurait dû être au moins touché par le vœu pieux et écraser une larme en pensant « si seulement… ! », on est au mieux compatissant, et encore, ascendant énervé.


L’Insulte est donc un coup d’épée dans l’eau. Nous aurions aimé qu’il ne le soit pas, mais il l’est. Cependant, et c’est ce qui explique sa note relativement clémente, on lui reconnaîtra le mérite… d’exister. Un peu comme il a le mérite de faire dire au personnage du vieil avocat réac que « nul n'a l'exclusivité de la souffrance », rappelant le fameux « monopole du cœur » de VGE, ce qui change un peu de la course victimaire actuellement à la mode dans nos sociétés gangrenées par le marxisme culturel. C’est pas mal, le mérite. La plupart des films n’en ont aucun, ou si peu. Il faut dire que dans le cas présent, c’est tellement sérieux. Des histoires comme celle, fictive, que le film raconte, les pays comme le Liban en vivent tous les jours ; elles ne deviennent simplement pas affaires d’État. Et dans un pays comme le nôtre, qui se « moyen-orientalise » à mesure qu’il « accueille », elles ne feront qu’augmenter en nombre, sans doute jusqu’à explosion. Que l’on ne se méprenne pas : Toni contre Yasser n’est donc pas le problème des autres ; le monde moderne l’a fait nôtre. France, 2030 ? Allez : si Ziad Doueiri, en malmenant un peu le spectateur français avec un sujet qui ne peut le laisser insensible, a pour effet de réveiller chez lui quelque inquiétude diablement fondée, alors L’Insulte mérite d’être vu.

ScaarAlexander
5
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Mes sorties ciné 2018

Créée

le 5 mars 2018

Critique lue 780 fois

4 j'aime

Scaar_Alexander

Écrit par

Critique lue 780 fois

4

D'autres avis sur L’Insulte

L’Insulte
Theloma
8

Des mots d'oiseaux aux maux Damour

Il y a dix ans, le beau film d'Ari Folman Valse avec Bachir évoquait déjà les fantômes du passé, ceux du massacre perpétré par les milices chrétiennes contre les Palestiniens des camps de Sabra et...

le 18 févr. 2018

19 j'aime

6

L’Insulte
Roinron
7

Frères ennemis

Personne n’a le monopole de la souffrance dit un des personnages du film. Et au Liban, pays déchiré par 15 ans de guerre civile de 1975 à 1990, c’est encore plus vrai qu’ailleurs. Les blessures...

le 26 janv. 2018

19 j'aime

12

L’Insulte
dagrey
7

Match nul: balle au centre.

A Beyrouth,une insulte qui dégénère en coups et blessures conduit Toni (chrétien libanais) et Yasser (réfugié palestinien) devant les tribunaux. L'affrontement des avocats, réveillant les plaies...

le 9 févr. 2018

11 j'aime

1

Du même critique

The Guard
ScaarAlexander
7

"Are you a soldier, or a female soldier ?"

[Petite précision avant lecture : si l'auteur de ces lignes n'est pas exactement fan de la politique étrangère de l'Oncle Sam, il ne condamnera pas de son sofa les mauvais traitements d'enfoirés plus...

le 18 oct. 2014

35 j'aime

5

C'est la fin
ScaarAlexander
2

Ah ça c'est clair, c'est la fin.

Il y a des projets cinématographiques face auxquels tu ne cesses de te répéter « Naaaan, ça va le faire », sans jamais en être vraiment convaincu. This is The End est un de ces films. Pourquoi ça...

le 15 sept. 2013

33 j'aime

9

Les Veuves
ScaarAlexander
5

15% polar, 85% féministe

Avant-propos : En début d’année 2018 est sorti en salle La Forme de l’eau, de Guillermo del Toro. J’y suis allé avec la candeur du pop-corneur amateur de cinéma dit « de genre », et confiant en le...

le 2 déc. 2018

27 j'aime

12