Comme le cinéma de Tarantino, celui de Paul Thomas Anderson (PTA) est truffé de références. American Graffiti, Harvey Milk, Mean Streets, Casino, entre autres, sont convoqués. Ces références, je ne suis pas sûr de les avoir toutes saisies. Je n’ai pas vu, notamment Punch-drunk Love, dont ce Licorice Pizza semble proche. En revanche, j’ai vu l’assez réjouissant Boogie Nights, qu’on peut aussi lier, de manière je crois féconde, à ce dernier opus de PTA.

Boogie Days

Plusieurs aspects sautent aux yeux :

  • le lieu et l'époque ;
  • Gary est un arriviste, comme Eddie Adams ;
  • la scène du camion qui recule rappelle celle de la Corvette qui permettait d’échapper aux sbires du dealer ;
  • la crise pétrolière joue le rôle de rupture comme le faisait l’avènement de la cassette VHS dans Boogie Nights ;
  • la musique est omniprésente…

Mais PTA ne bégaie pas, et ce sont les variations qu’il apporte qui font tout le sel de cette pizza au réglisse.

Boogie Nights, c’était une plongée largement autobiographique de PTA dans l’univers du porno. Après plusieurs films loin de cet univers, PTA revient au quartier de sa jeunesse, San Fernando Valley. Los Angeles, explique PTA, c’est une architecture horizontale, qui s’oppose à celle, verticale, de New York. Elle incite à ne pas ériger : à papillonner plutôt, à passer d’une scénette à l’autre. C’était déjà le propos de Boogie Nights. Puisqu’il s’agit de convoquer les souvenirs (même si ces souvenirs sont plus ceux de son ami le producteur Gary Goetzman), ce choix scénaristique s’avère judicieux : lorsqu’on regarde dans le rétroviseur, ce sont bien des bribes du passé qui émergent, sans forcément la rigueur scrupuleuse d’une histoire construite.

Licorice pizza ressemble et s'oppose à la fois à Boogie Nights comme le jour à la nuit : le même monde, sous un éclairage différent. Gary, c’est le Eddie Adams de Boogie Nights dans sa version fleur bleue. Le rôle est d’ailleurs tenu par Copper Hoffman, le fils de Philipp Seymour, qui tenait l’un des rares rôles sentimentaux dans Boogie Nights (cf. la scène où il pleure après s’être déclaré à Eddie). Son nom de famille est d'ailleurs éloquent : Valentine.

PTA annonce la couleur dès le départ puisque Gary, du haut de ses 15 ans, déclare d’emblée qu’il entend faire d’Alana sa femme, avant même de l'avoir effleurée. Le sexe ? Il était partout dans Boogie Nights, il est constamment empêché dans Licorice Pizza. En pleine révolution sexuelle (1973), voilà un parti pris intéressant.

Là où Boogie Nights racontait une ascension, celle d’un jeune ambitieux vers la gloire, un mouvement vertical donc, Licorice Pizza est un mouvement latéral, en courant, à moto, en voiture… vers où ? Vers le point de départ du film. Car le film s’achève presque là où il a commencé : lorsque Gary et Alana repartent de leur premier rendez-vous, on s’attend à ce qu’ils s'embrassent, comme dans toutes les comédies romantiques. Il faudra plus de 2h pour y parvenir.

2h13… 2h12 plutôt, de frustration. Là est le point commun avec Boogie Nights, dont tous les personnages étaient frustrés. Cf. mon analyse, ici :
https://www.senscritique.com/film/Boogie_Nights/critique/248000166

Frustration d’Alana qui, malgré ses qualités de séductrice (cf. la scène de l’appel téléphonique, clin d’oeil à Short cuts de Robert Altman, l'une des influences revendiquées de PTA ?), ne parvient jamais à ses fins. Lorsqu’elle embrasse un type dans la rue, par dépit et par jalousie, elle s’enfuit aussitôt ; prête à se coller à Jack Holden sur une moto, elle reste comiquement à terre ; la liaison bien engagée avec le collègue de bureau est contrariée par un appel du boss… boss avec qui elle essaie aussi, avant de comprendre qu’il n’est pas amateur de femmes… La poisse.

Frustration de Gary, tout autant. A l’opposé du premier boss d’Alana qu’on voit au début mettre une main au cul de la jeune fille sans que celle-ci proteste, Gary est respectueux de celle qu’il convoite. Lorsqu’Alena déclare qu’elle se mettrait nue pour avoir un rôle, c’en est trop pour lui : c'est trop injuste puisque lui n'y a même pas eu droit ! (On notera au passage que, on peut le vérifier sur l'affiche, on voit très bien la poitrine de la jeune femme à travers son tee-shirt puisqu'elle ne porte pas de soutien-gorge : malicieux de la part de PTA.) Alana accepte finalement de lui montrer les attributs fétichisés, mais lorsqu’il demande s’il peut « les toucher », il se prend une claque ! Plus loin, alors que les deux se sont enfin pris par la main et qu’ils se retrouvent allongés sur le matelas à eaux, il tend sa main sur cette poitrine mais… se ravise. On est décidément loin de Boogie Nights !

Respectueux à certains égards oui, mais l'attitude de Gary vis-à-vis d'Alana n'est pas si pure que ça : il fantasme sur elle mais dès lors qu'elle se promène en bikini, il s'en détourne pour jeter son dévolu sur une fille de son âge - comme s'il était dégoûté dès qu'elle se montre à autrui. Un désir de possession immature qui rappelle le monde musulman, où l'on veut préserver sa femme des regards et où toute femme qui choisit de se montrer est dégradée en pute : ce n'est certes pas ce que dit Gary, mais le geste d'Alana qui se jette sur le premier gars venu dans la rue le suggère... On sait gré à PTA de ce portrait nuancé.

Ecoeurante garniture

Si le sexe pour notre couple est sans cesse différé, le fameux pénis surdimensionné d'Eddie Adams dans Boogie Nights, élément viril performatif, est ici pris en charge par l’arrière-plan : tous les personnages secondaires rivalisent de violence ou de vulgarité, faisant ressortir la pureté obstinée de nos deux héros. Obstinée mais subie : Gary veut s’inscrire dans cette culture-là, celle du star system d’abord puis celle du business (et PTA nous montre ainsi véritablement ce business comme un jeu d'enfant) ; Alana n’aspire qu’à une existence « normale » de vingtenaire, notamment sur le plan sexuel, voire n’hésite pas à chercher la marge, comme dans la scène où elle se pâme devant un Jack Holden qui a l‘âge d ‘être son grand-père. Mais rien à faire : le système ne parvient pas à les corrompre. Ils avancent dans le film, tels deux anges attirés l’un par l’autre mais qui refusent pourtant de s’unir. Leur relation cale sans cesse, comme le camion. La garniture de la pizza, décidément, ne s’accorde pas à la pâte. On pourrait dire aussi qu'elle est flottante, tel le waterbed qu'ils s'évertuent à commercialiser.

Le film a des allures de conte merveilleux, faisant fi de toute vraisemblance - ce qu'exprime assez le titre. Cet entrepreneur de 15 ans, flanqué d’une équipe de gamins, qui trouve comme par magie à chaque fois l’argent pour se lancer dans de juteuses affaires ? Pas crédible une seconde ! C’est flagrant, notamment, lorsqu’on voit sortir de terre une maison de jeu blindée de flippers en quelques jours. C'est Le loup de Wall Street, version Disney Cartoon, et sans filmer le processus d'enrichissement. A bien des égards, Gary représente l’American Dream, dans son versant « dream ». Une scène est révélatrice : Gary interpelle un client adulte qui malmène l’un des flippers (allusion au coït introuvable pour Gary), celui-ci l’envoie paître, Gary ne dit rien mais sort immédiatement pour engueuler sa bande de gosses. On est dans Casino (ce costume blanc de petit caïd), formaté pour la chaîne Gulli. L’idée est savoureuse.

Le versant américain de l’expression, c’est l’arrière-plan, la garniture de mauvais goût de la pizza : toute une galerie de personnages plus cocasses les uns que les autres. Michael Cimino avait coutume de dire qu’un film, ce sont d’abord des personnages. Boogie Nights aussi pouvait s’analyser à partir de ses personnages (cf. la critique ci-dessus). Ici, les seconds rôles tracent un portrait acerbe de l’Amérique :

  • Ostracisme de classe avec le personnage de Lance, qui prend l’avantage sur Gary en faisant valoir qu’il vole en classe Affaires.
  • Prédation sexuelle, avec Jon Peters, incarné par un Bradley Cooper en roue libre, rappelant le déjanté Alfred Molina dans Boogie Nights.
  • Poids étouffant de la religion, avec la famille juive d’Alana et la scène grinçante du dîner.
  • Condescendance raciste, avec le personnage du patron de resto qui multiplie les épouses japonaises soumises.
  • Folie du monde du showbiz, avec d'une part la directrice de casting, d'autre part le duo Sean Penn / Tom Waits, chacun dans un numéro impayable, deux vraies réussites du film.
  • Paranoïa, avec le personnage du « voyeur », qui inquiète tout le monde parce qu’il reste planté là sans rien faire.
  • Homophobie, avec le personnage de Wachs, contraint de mentir sur son homosexualité.
  • Violence policière arbitraire, avec l’arrestation non motivée de Gary, relâché sans une excuse.
  • Fascination stupide pour les stars, avec cette foule qui ne se préoccupe nullement d'Alana tombée de la moto, uniquement de Holden.
  • Addiction à la bagnole, avec la crise pétrolière qui hystérise le pays (clin d’oeil à There will be blood ?)...

Autant de dénonciations certes assez convenues, mais qui apportent ici la noirceur nécessaire à ce qui aurait pu n'être qu'une charmante bluette.

Pour la raconter, PTA va à rebours des clichés hollywoodiens : il met en scène une histoire où le garçon est plus jeune que la fille (ça fait un bien fou) ; il choisit pour les incarner deux acteurs inconnus, au physique de surcroît plutôt ingrat (PTA n’a cherché à gommer ni l’embonpoint de Hoffman ni l’acné de l'un et l'autre, tous deux non maquillés ! ). Son film est une ode à la fraîcheur, au sein d’un système vicié – tout sauf le pensum nostalgique qu’on pouvait craindre. PTA exalte ce que l’Amérique a de meilleur : le goût du risque d'un Gary, l’impertinence d’une Alana. Sans oublier pour autant ce qu’elle a de pire.

A bout de souffle

Mais Licorice pizza autorise aussi une pure lecture narrative : le prétendant parviendra-t-il à conquérir sa belle ? L’éternelle question des romans à l’eau de rose est posée. « Tu peux toujours courir », aurait pu lancer Alana à son amoureux transi si cette expression n’était typiquement française. Alors qu’au début du film Gary courait après Alana (au sens figuré), puis qu'Alana courait après Gary (quand il est embarqué par les flics), puis que les deux couraient côte à côte (scène insouciante qui nous est rappelée à la fin), ils courent à présent l’un vers l’autre, laissant la société américaine poursuivre son absurde fuite en avant. Jusqu'où ? Jusqu’à Mars, comme le suggère David Bowie ?

C’est en courant qu’ils finiront par se heurter. A bout de souffle. Ce souffle qu’Alana enjoignait à Gary de retenir (frustration, déjà) dans la première scène de rencontre au pub, ce souffle qui suffisait à les identifier au téléphone sans prononcer un mot.

Pour en arriver là, il aura fallu passer par une rupture. Faire demi-tour, faute de carburant : c’est le sens de la scène réjouissante du camion conduit par Alana en marche arrière. Une scène centrale car la jeune femme, qui a commencé à s'affirmer en imposant des têtes de lit en bois aux waterbeds, joue enfin le rôle de chef face à Gary. Posée sur le trottoir, lasse, la trivialité de ce monde saute aux yeux de notre héroïne, qui va s’engager dans la politique, pour changer le monde. Les chemins de Gary et Alana divergent : alors que la vingtenaire raillait la jeunesse de Gary, celui-ci lui lance qu’elle est vieille.

Un renversement de la situation : si Alana se refusait à Gary, c'est uniquement parce qu'il était trop jeune, par soumission aux normes sociales donc. Subir à son tour cette pensée conformiste déclenche, je crois, quelque chose en elle. La rencontre, dès lors, peut advenir, s'incarner physiquement tout autant que comiquement, dans le style léger qui domine tout le métrage.

La question de la différence d'âge est finement traitée par PTA. Outre qu'il inverse le cliché insupportable hollywoodien du vieux type qui rend dingue d'amour une jeunette, il brouille les cartes en caractérisant ses deux héros : alors que le teen-ager a des activités d'adulte au-delà du vraisemblable, la jeune femme se comporte comme une ado, infantilisée qu'elle est par sa famille, rêvant de gloire comme une midinette, s'engageant enfin pour changer le monde. Tout le cheminement du film interroge donc le poids de la norme. Il exprime aussi l'adolescence comme une zone floue, élastique, instable. Comme L.A. : PTA a décrit que Los Angeles, sa ville chérie, était "bien moins belle que Paris, bien moins intense que New-York", mais qu'elle avait cette caractéristique étonnante : elle change sans cesse, ne sait pas se fixer, "se cherche", comme les adolescents.

Comme la plupart des films de PTA, Licorice pizza gagne à décanter : on sort avec l'impression d'une historiette sympathique quoiqu'un peu longue, on découvre à l'analyse une construction d'une grande richesse... Ce qui ne fait pas oublier, tout de même, quelques faiblesses : des longueurs, comme souvent chez PTA (la scène où Gary expose ses matelas à eau, celle où il drague une autre fille, les scènes de campagne électorale... il y a un bon quart d'heure de trop), une musique extra-diégétique envahissante (d’autant que, contrairement à beaucoup, je ne me pâme pas de bonheur devant ce qui m’est servi, si j’excepte Nina Simone), même si le propos du film tend à le justifier (sans oublier que Licorice Pizza est le nom d'une... chaîne de magasins de disques, la pizza au réglisse étant une métaphore du vinyle). Et puis, disons-le, le propos n’est tout de même pas d’une profondeur inouïe. Les mêmes faiblesses, en somme, que Boogie Nights. Celles qui me retiennent, de nouveau, au bord du 8.

7,5

PS : vu, depuis, American graffiti, avec lequel Licorice pizza résonne également, à commencer par le générique ! De quoi justifier une autre analyse comparée…

Jduvi
8
Écrit par

Créée

le 26 févr. 2023

Critique lue 354 fois

3 j'aime

Jduvi

Écrit par

Critique lue 354 fois

3

D'autres avis sur Licorice Pizza

Licorice Pizza
EricDebarnot
9

There Will Be Love

Nous ne sommes pas de grands fans du cinéma souvent lourd, emphatique, très calculé dans ses effets de Paul Thomas Anderson, à notre avis un disciple surdoué de Scorsese ayant trop souvent basculé du...

le 6 janv. 2022

162 j'aime

7

Licorice Pizza
Contrastes
4

Empty seventies

On pourrait tout envier aux années 70 : la société de consommation semblait encore parée de quelques bonnes intentions, la sexualité enfin débridée, et l’engagement humaniste s’imposait comme une...

le 8 janv. 2022

101 j'aime

14

Licorice Pizza
venusinfinitesimale
5

Un film qui ne tient pas toutes ses promesses

Après le sublime "Phantom Thread" dans lequel il filmait avec brio et une élégance appliquée magnifiant des acteurs au sommet de leur talent un Pygmalion styliste de mode et sa muse, Paul Thomas...

le 5 janv. 2022

63 j'aime

7

Du même critique

R.M.N.
Jduvi
8

La bête humaine

[Critique à lire après avoir vu le film]Il paraît qu’un titre abscons peut être un handicap pour le succès d’un film ? J’avais, pour ma part, suffisamment apprécié les derniers films de Cristian...

le 6 oct. 2023

21 j'aime

5

Gloria Mundi
Jduvi
6

Un film ou un tract ?

Les Belges ont les frères Dardenne, les veinards. Les Anglais ont Ken Loach, c'est un peu moins bien. Nous, nous avons Robert Guédiguian, c'est encore un peu moins bien. Les deux derniers ont bien...

le 4 déc. 2019

16 j'aime

10

Le mal n'existe pas
Jduvi
7

Les maladroits

Voilà un film déconcertant. L'argument : un père et sa fille vivent au milieu des bois. Takumi est une sorte d'homme à tout faire pour ce village d'une contrée reculée. Hana est à l'école primaire,...

le 17 janv. 2024

14 j'aime

3