Comme l’écrivait Michel Marmin au moment de la sortie du film, il se pourrait bien que Yves Yersin soit de « la race heureuse des nihilistes gais ». Comment mieux définir cette atmosphère qui mêle, visuellement, la beauté paisible d’une existence pastorale empreinte d’une joie simple et, narrativement, les préoccupations triviales d’une ferme en proie aux soucis familiaux et financiers ?

Le film nous plonge, pendant plus de deux heures, dans le quotidien de la ferme des Duperrex, constituée des personnages suivants : John et Rose, le père et la mère, laborieux et inquiets quant à l’avenir ; le fils Alain, qui compte bien reprendre la ferme mais souhaite contracter un emprunt bancaire important pour la moderniser ; son amie, qui vient de la ville lui rendre visite de temps à autre ; sa sœur Josiane, jeune mère célibataire vivant avec son fils Stéphane ; Luigi, le saisonnier italien qui deviendra l’amant de cette dernière ; et Pipe, le personnage principal du récit. Celui-ci, vieux valet de ferme arrivé à l’âge de la retraite mais continuant de travailler chez les Duperrex (chez lesquels il est par ailleurs nourri et logé) décide sur un coup de tête, avec sa première rente vieillesse, de s’acheter un vélomoteur. Après avoir appris, grâce à Luigi, comment l’utiliser, il se met à explorer la région environnante et s’évade tous les dimanches, puis parfois même en pleine semaine, dans des virées à travers les bois, tantôt poursuivant un planeur dans le ciel, tantôt allant s’enivrer en compagnie de jeunes motards dans une fête villageoise. Ces fugues impromptues irritent John, par ailleurs en constant conflit avec son fils, dont il désapprouve les projets pour la ferme, et sa fille, qui rêve de s’en aller et travaille en attendant dans une chocolaterie en ville. Ayant gagné un appareil polaroïd dans un concours et s’étant fait confisquer son vélomoteur suite à un accident de la route, Pipe entreprend alors de photographier tout ce qui l’entoure.

Présenté de cette manière, le scénario ne semble pas présenter un intérêt palpitant. Or, on se laisse vraiment séduire par ce film champêtre et populaire, et notamment par la prouesse d’acteur de Michel Robin, qui interprète Pipe avec une authenticité comme on en voit rarement au cinéma. Ses moustaches broussailleuses, son dos voûté, sa voix marmonnante, ses regards où se mêlent une naïveté presque animale, une solitude bourrue et un début de sénilité en font un personnage extrêmement convaincant. Retournant le fumier, enfonçant des piquets de clôture ou urinant sur des poules (si si !), il compose une figure rude et attachante à la fois, à mi-chemin entre l’enfant et le vieillard. Michel Boujut avait raison, dans une critique parue dans les Nouvelles littéraires, de dire que ce film parvenait à mêler poésie et ethnographie. Nous assistons à la fois au déroulement d’un tableau bucolique et à la description d’un pan de vie de la paysannerie vaudoise de la fin des années soixante-dix. Les Romands de ma génération qui ont passé leur enfance à la campagne ne manqueront pas d’être sensibles à ces paysages rieurs, à cette lumière chaude sur les champs, à cette salle à manger paysanne, à ces accents bien de chez nous et à ces mille petits indices qui signalent l’époque et le lieu : les pantalons de Luigi, le tourne-disque de Josiane, les publicités pour les glaces, les pompes à essence, les marques de lessive dans la cuisine de Rose… S’il fallait résumer Les petites fugues en un plan, ce serait celui qui, plaçant le spectateur à la place de Pipe lors de sa première escapade en vélomoteur, nous transporte soudain – illustrant l’idée de son évasion symbolique – au-dessus du petit chemin du terre, puis au dessus des arbres de la forêt et au-dessus des champs du pays de Vaud. Un beau morceau de cinéma suisse.
David_L_Epée
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le 24 févr. 2015

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David_L_Epée

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