La première chose qui frappe dans le film de Lluis Danés, c’est sa qualité esthétique. Dès les premières minutes, nous assistons à un enterrement qui, par son traitement du noir et blanc et ses cadrages, rappelle aussi bien le Bergman du Septième Sceau que les films de Dreyer, par exemple. A cela se surajoute le caractère volontiers expressionniste de certaines scènes, donnant une identité visuelle particulière à ces Mystères de Barcelone. Cela, ajouté au thème de la disparition d’enfants, convoque forcément le fantôme du M le Maudit de Fritz Lang, ou même d’un film comme La Charrette fantôme.
Toutes ces références ne corsètent pas le film : loin d’être un simple catalogue de clins d’oeil pour cinéphiles, le film Les Mystères de Barcelone emploie cette esthétique pour la mettre au service de ce qu’il a à raconter. Le but est ici d’instaurer une ambiance proche du fantastique, voire du conte. En effet, le recours occasionnel à l’animation donne aux Mystères de Barcelone l’allure d’un conte cruel dans lequel une ogresse dévorerait des enfants.
Dans cet univers visuel largement dominé par le noir et blanc, la couleur intervient par petites touches d’abord, par taches pourrait-on dire, contribuant, là aussi, à façonner une atmosphère morbide et surnaturelle. Ainsi, la couleur dominante est le rouge sang, qui parfois envahit le ciel menaçant au-dessus de la ville. La couleur semble vraiment liée à la présence du Mal dans la ville : elle se déploie par petites touches, dessinant comme la trace d’un chemin que remonte Sebastia Comas. Jusqu’à aboutir au seul lieu où l’image est entièrement en couleurs, le cœur de l’horreur et de l’immoralité.
Le décor, enfin, fait beaucoup pour transformer Barcelone en une antre infernale digne de Babylone. Il faut voir ces quartiers mal famés où l’on entre par une porte ressemblant à la gueule ouverte d’un monstre mythologique dévorant les habitants. Tout cela distille une atmosphère de fantastique glauque et malsain, atmosphère dans laquelle vont se débattre les personnages.


Le film de Lluis Danés présente une Barcelone traversée par des lignes de fracture, dont deux semblent plus importantes : une fracture sociale, entre la bourgeoisie et le peuple le plus pauvre, et une fracture temporelle, entre l’ancien monde et le nouveau.
Très vite, cette histoire de disparition d’enfants, au centre des Mystères de Barcelone, s’inscrit dans une distinction de classes sociales : tant que les enlèvements ne concernaient que le peuple, la police va jusqu’à nier l’existence même d’une affaire, affirmant que c’étaient simplement des histoires de couples qui ne voulaient pas d’enfants et qui s’en étaient débarrassés. Il a fallu que la bourgeoisie en soit à son tour victime pour que l’enquête se déploie enfin. Les journalistes eux-mêmes ne sont pas épargnés par cet ségrégation, puisqu’ils sont les premiers à répandre des rumeurs sur les habitants des quartiers populaires.
Comas, lui, est différent. Il connaît intimement ces bas-quartiers que ses confrères ne font que caricaturer. Il s’y promène comme s’il était chez lui. Il en fréquente les cabarets mal famés et les prostituées en mal d’espoir. C’est sans doute pour cela que, lui aussi, il est rejeté, mis au ban par les autres journalistes : dès la première apparition de Comas dans le film, il nous est présenté d’abord par les rumeurs propagées par ses collègues. Cette période d’une année complète, lors de laquelle Comas avait disparu, est-ce vraiment un voyage, comme le prétend le journaliste, ou est-ce un internement moins avouable ?
De fait, dès le début, Comas nous apparaît comme un être fragile, drogué (comme en témoignent les traces de piqûres sur ses bras), harcelé par son passé. Un passé que l’enquête sur les disparitions de fillettes va remettre au premier plan.
Cette différence de classes sociales est marquée par un mépris très violent de la bourgeoisie envers le peuple de la ville. Cette violence se manifeste, par exemple, dans une scène forte : une prostituée, dotée d’une très belle voix, essaie de débuter une nouvelle carrière dans le chant lyrique, face à un public bourgeois qui ne voit en elle que la péripatéticienne et rejette systématiquement les émotions qu’elle peut leur procurer.


« Il y a des gens très mauvais dans cette ville. Des gens qui paient ce qu’il faut pour satisfaire leurs vices. Ils ne croient pas en Dieu, ils ne croient en rien, ils aiment seulement faire du mal aux autres. »
Très vite apparaît une image inversée de Barcelone, une ville interlope, une ville malfaisante tapie dans le sein de la grande métropole. C’est là que se trouve le lupanar de luxe où la bourgeoisie bien en vue, la gardienne de la bonne morale, vient assouvir ses pires fantasmes. Une antichambre de l’enfer où une fillette coûte 70 pesetas.
Tout cela se déroule dans une ville en pleine transformation. Barcelone est en train de devenir cette ville moderne que l’on connaît, marquée par la personnalité de Gaudi. Du coup, cette affaire, inspirée d’une histoire vraie, apparaît comme la dernière résurgence d’un Moyen Âge sombre dans un monde qui tourne le dos au passé. Entre l’accusation de sorcellerie lancée contre Enriquetta, la suspecte idéale, et les mœurs vieillottes d’une bourgeoisie engoncée dans des traditions d’exclusion et de satisfaction immédiate de ses vices, c’est un monde de contes qui ressurgit dans une époque qui cherche à se donner l’image de la modernité.


[critique initialement parue dans LeMagDuCiné]

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le 28 sept. 2022

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SanFelice

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