Adaptation cinématographique fidèle et prestigieuse du chef d'oeuvre de Victor Hugo Les Misérables de Jean-Paul Le Chanois figure parmi les plus grands succès public du cinéma français. Annonçant la fin d'un cinéma élevé dans la tradition d'une dramaturgie théâtrale et d'une direction en studios le film-fleuve de Le Chanois sort donc en 1958, soit quelques mois avant l'essor révolutionnaire de la Nouvelle Vague et près d'un siècle après la publication du roman de Hugo. Il en résulte une fresque à l'ampleur particulièrement prononcée, par sa maturité héritée non seulement d'un cinéma classique vieux de plusieurs décennies - et comme arrivé à terme, un an avant le nouveau souffle de Godard, Truffaut et consorts - mais aussi d'un siècle d'intégration du célèbre classique de la littérature romantique. Les Misérables version 1958 s'affirme donc comme la fin d'une époque cinématographique, celle de réalisateurs purement traditionnels qui n'hésitent pas à s'appuyer sur des écrits ou des sujets préexistants en prenant le soin de reconstituer leurs décors intrinsèques en studios ; en convoquant des acteurs issus des planches pour mieux fabriquer, peaufiner, maniérer leurs morceaux de cinéma avant de laisser la jeunesse imminente descendre les caméras dans la rue...

Pour ce faire Jean-Paul Le Chanois s'entoure d'une équipe artistique impressionnante pour adapter le roman de Victor Hugo, pour en conserver le caractère épique et majestueux, la fibre lyrique et la profondeur existentielle. Il y va déjà d'un casting proprement flamboyant : Jean Gabin dans le rôle de Jean Valjean, Bernard Blier dans celui de Javert, Bourvil dans la peau de Thénardier, Danièle Delorme dans celle de Fantine ou encore Serge Reggiani incarnant le révolutionnaire Enjolras... Outre l'excellence de tous les interprètes et leur pertinence physionomique quant aux personnages originaux les dialogues co-écrits par Barjavel ( mêlés à la simplicité des mots de Hugo, mots cités à plusieurs reprises par la voix-off d'un narrateur omniscient ) participent à cette flamboyance, cette luxuriance poétique inhérente à l'oeuvre. La composition un brin emphatique ( mais superbe ! ) de Georges Van Parys parachève la magnifique fresque de Jean-Paul Le Chanois au gré d'une poignée de thèmes souvent identifiables à un personnage en particulier.

Difficile alors - impossible, même ! - de voir Les Misérables version 1958 sans faire le parallèle avec le classique de Victor Hugo, tant le réalisateur ( également co-auteur du film ) s'attèle à retranscrire scrupuleusement l'univers romantique du roman, ses lieux, ses personnages et sa temporalité. Gabin est exemplaire en Valjean ( crédible serait un bien faible mot pour l'occasion...), intériorisant naturellement la profonde tristesse morale de l'ancien forçat pour mieux laisser place au charisme du maire de Montreuil sur Mer, avec un jeu placide et laconique, parfois à la limite de l'expéditif : il est extraordinaire ; Blier, quant à lui, joue la carte du minimalisme en incarnant l'inspecteur Javert avec un certain professionnalisme, un phrasé cassant et une prestance retenue, comme sur la défensive : impeccable ; il en va de même pour Bourvil livrant un délicieux rôle de composition en la figure de Thénardier, pour la très émouvante Silvia Monfort jouant sa fille Eponine et pour Reggiani incarnant l'éternelle jeunesse libertaire avec Enjolras... Le Paris du XIXeme siècle est magnifiquement reconstitué, la plupart du temps autour de quelques scènes emblématiques ( la scène des égouts, l'apparition idyllique de Marius au jardin du Luxembourg, les modestes chambres de bonne contrastant avec les intérieurs bourgeois, aristocratiques et bien sûr les barricades...). L'épopée politique se conjugue à la beauté spirituelle des idéaux des différents personnages, chacun étant un "misérable" à sa façon.

Jean Valjean est probablement LE misérable de l'oeuvre : le miséricordieux, surtout. Il cherche le pardon en pardonnant aux autres leur médiocrité ( la mesquinerie de Javert, l'hypocrisie des Thénardier ou encore la pédanterie de Marius ). Valjean est une figure de la culpabilité mettant un point d'honneur à transmettre la bienfaisance que le Monseigneur Myriel lui à offert par l'entremise de chandeliers. Javert quant à lui est un peu à l'opposée de Jean Valjean, ne jurant que par l'application de la Loi : son idéal moral se trouve dans sa droiture inébranlable, ce qui en fait finalement un beau personnage malgré sa rigidité. Thénardier est un misérable dans la mesure où son éthique personnelle se résume à l'opportunisme le plus redoutable et le plus exécrable : un pauvre qui rêverait à être riche, pour n'en devenir que davantage miséreux. Sans oublier Fantine, Cosette, Eponine et Gavroche, enfants de rien mais surtout enfants de tendresse, partageant une pauvreté apparente mais aussi une richesse intérieure admirable ( la famille, qu'elle soit consanguine ou spirituelle est avant tout un don, un pardon ).

C'est cette sublimation de l'âme propre au roman de Victor Hugo que Jean-Paul Le Chanois parvient à retranscrire de façon remarquable ( la séquence de la "tempête sous un crâne" est en ce sens exemplaire en plus d'être belle à pleurer ) respectant les personnages et les situations avec rigueur et modestie. Les Misérables parvient à émouvoir véritablement dans sa théâtralité gouailleuse et sa poésie romantique et romanesque, deux aspects qu'il conjugue admirablement. La mort du personnage d'Eponine est bouleversante, évoquant forcément le célèbre ouvrage d'Eugène Delacroix et sa symbolique de l'acte révolutionnaire. Un très grand film.

stebbins
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le 10 janv. 2023

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