Nous avons lu sur toutes les presses que le film de Ladj Ly était choisi pour représenter la France aux Oscars 2020. Au premier abord, rien dans le communiqué n’a paru déloyal ou abusif, la déclaration était honnête, factuelle et sans tache. Sans tache et pourtant… et pourtant, à trop résonner le terme « représenter » sonne creux. Qui est la France que représente Les Misérables ? Est-elle la jeune voix d’un adolescent tapi dans l’ombre d’une cage d’escalier à Montfermeil ? Est-elle la voix d’un haut fonctionnaire de la fonction publique niché dans un hémicycle ? On nous dira : la France, c’est le tout, c’est l’enfant, le vieux, le riche, le pauvre et l’immigré. Mais l’enfant, le vieux, le riche, le pauvre et l’immigré se reconnaissent-ils dans Les Misérables ? Une fois de l’autre côté de l’Atlantique, le film peut-il faire retentir ces voix disparates ? L’intention semblait la plus juste : ne raconter la vérité que par le doute qu’elle soulève. D’un côté une jeunesse en surchauffe, de l’autre une police qu’on laisse fermenter dans sa mouscaille, le spectateur ne saurait trop dire qui instigue la violence. Après tout comment « représenter » la France autrement que par le doute ? C’est là d’une part le pacte le plus éthique que le cinéaste pouvait passer avec l’étendue composite des « représentés », d’autre part le dessin le plus fidèle d’une France qui avance à tâtons dans le morcellement des idéaux politiques. Ce doute là, c’est celui qui gonfle la trame, reste que la forme, mélange de fausse franchise et d’impersonnalité, souffle un vent contraire qui laisse en suspens toute bonne volonté.


En intégrant la brigade anti-criminalité de Montfermeil dans le 93, Stéphane arrive candide au milieu d’une tension grimpante entre les autorités et les jeunes du coin. La disparition d’un lionceau du cirque gitan cause l’ébullition des humeurs. Il faut contenir un scandale qui s’échafaude sur une hostilité ancestrale entre les Arabes et les Roms. Alors que l’intervention policière pour récupérer l’animal se voulait nette et sans bavure, une émeute éclate et entraîne la police à faire usage des armes. Un coup de Flash-Ball en trop, au mauvais endroit, au mauvais moment. Le dérapage aurait été maquillé sans la présence d’un drone qui survolait la querelle. L’ennemi est ciblé pour le reste du film, c’est la caméra. L’instrument de Ladj Ly prend les traits diégétiques d’une arme de riposte qui, par son pouvoir de mémoire (vive), fait miroir au tir de trop. C’était déjà tout le propos évoqué par la photographie de JR sur le tournage de la web-série documentaire Chroniques de Clichy-Montfermeil. On y voyait Ladj Ly littéralement armé de sa caméra, prêt à anéantir le mensonge médiatique. La caméra fait retentir la vérité dans un champs de bataille où tous les ennemis faisaient la sourde oreille. C’est elle qui cadre l’action derrière la toile ou bien le nuage d’une grenade fumigène. Mais à force d’explosions, de mitraillades de plans, de ralentis, d’accélérés et de sur-esthétisation du réel, on se demande si Ladj Ly n’a pas pris sa métaphore un peu trop au sérieux. Un seul constat immédiat au sortir de la salle : ça fait boum. Alors que la mise en scène se complait dans l’emphase, l’élément qui devait propulser le discours manque cruellement à l’appel. C’est le bénéfice du doute. Ladj Ly a fait un choix, celui des paillettes, celui du spectacle, s’assurant en surfant sur les succès outre-Atlantique des productions vaches à lait, une popularisation qui, en soit, n’aurait eu rien d’abject si celle-ci n’avait pas à ce point fait défaut aux convictions du cinéaste. Si le bénéfice du doute n’est là que pour épargner, c’est qu’il ne raconte rien de vrai. Il ne s’agirait pas d’avoir un coupable sur qui cracher, mais au moins un incriminé à questionner. Nous voici devant une pastiche formelle d’un épisode de « Faites entrer l’accusé » qui semblerait avoir oublié de faire entrer l’accusé. Tout le monde est le misérable de quelqu’un, oui mais le misérable de qui ? A force de se plier au dogme du « pas touche à », Ladj Ly a fini par priver son spectateur de questionnements moraux. Une bonne nouvelle pour le producteur qui vient collectionner son buzz au palais des festivals. Il n’est pas venu pour s’interroger, il est là pour l’artifice. Un bon million à son actif pour acheter du choc et en revendre sur le marché international, il ne réclame finalement pas plus que ce qu’on donne à un retraité pensionnaire devant BFM TV : des images, des images, des images pour ne plus penser. Que nous reste-t-il des images sans nom et sans inspiration ? Que reste-t-il d’un film qui se complait à cadrer le même boum boum qui effraie le vieux sous bêtabloquant devant son poste à 20h ? Les banlieues c’est violent. Point final. Ladj Ly voulait honorablement questionner l’ambiguïté du conflit, sa technique lui aura désobéi. On ne doute pas de sa capacité à plaidoyer derrière la barre, témoin tangible et droit, mais lorsqu’il est question de cinéma le système déraille. On entend pourtant que le cinéma touche une large audience, que le cinéma permet de porter son argument jusqu’aux plus hautes sphères de la société. Mais il y a là une raison de plus pour mesurer l’ampleur du défi qui reste entre les mains d’un cinéaste. Si nous l’avons distancié du média télévisuel c’est peut-être qu’il ne devait pas se terrer dans la même codification que celle qui régit le journal de 20h et son penchant pour la démesure, ou bien dans ce cas, ayons le bon sens d’ironiser sur la forme, que le propos finisse habilement révélé par la farce. Au doute moral s’est substitué le voyeurisme, ce même voyeurisme après lequel courent les bacqeux tout le long du film, celui qu’on ne comprend qu’unilatéralement, celui qui attise la flamme des émeutes. Rivette avait dressé l’étendard de la politique des auteurs en écrivant un texte qui deviendrait légendaire sur le Kapo de Gillo Pontecorvo1. « Il est des choses qui ne doivent être abordées que dans la crainte et le tremblement ; la mort en est une, sans doute ; et comment, au moment de filmer une chose aussi mystérieuse, ne pas se sentir un imposteur ? Mieux vaudrait en tout cas se poser la question et inclure cette interrogation, de quelque façon, dans ce que l’on filme ; mais le doute est bien ce dont Pontecorvo et ses pareils sont le plus dépourvus. » Raconter la vérité d’une catastrophe, c’est aussi filmer le doute qui plane comme un fantôme sur ses cendres. Mais pour cela il faut douter, douter de tout, et l’inconséquence d’un réalisateur trop sûr de lui devrait le condamner au « plus profond mépris » que Rivette avait jeté sur Pontecorvo. Ladj Ly racontait sur le Bondy Blog2 :  » J’essaye de faire des films pour montrer autre chose que ce que les médias ont l’habitude de nous faire voir aujourd’hui ». Mais comment faire une représentation du vrai ? Comment lutter contre l’habitude ? Comment empêcher le spectateur de s’acclimater à l’horreur ? Il aurait peut-être été judicieux pour cela d’éviter l’écueil qui a fait sombrer le film dans le discours même dont s’était défié Ladj Ly.


Je vous invite à retrouver toutes mes critiques sur ce lien et à rester informé des dernières en date sur mes pages facebook et twitter.



  1. « De l’abjection » – Jacques Rivette – Cahiers du Cinéma n°120, juin 1961

    1. Bondy Blog, 25/05/2019 – Ladj Ly : « Mon travail consiste à sortir des clichés » – entretien mené par Kozi Pastakia

angeheurtebise
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le 29 oct. 2019

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