Les Idiots est un film de rupture. Ni en parallèle ni en continuité, ce projet s'inscrit plutôt en marge
d'une cinématographie. S'il est vrai que l'omniprésence de la caméra à l'épaule dans Breaking the
Waves (1996) marquait un rejet de l'esthétique maniérée employée dans Europa (1991) et pouvait
annoncer le «disjonctage visuel» des Idiots, il apparaît toutefois hasardeux de tenter un
quelconque rapprochement entre ces deux films, principalement parce que les Idiots a été conçu
dans le cadre relativement contraignant du Dogme 95 (pas d'effets spéciaux, recours à des décors
naturels, pas d'éclairages d'appoint, etc.). Résultat: les Idiots est apparu comme un long métrage
hors norme. Plus qu'un film, son projet est devenu le révélateur d'une époque. Le fait d'avoir
tourné avec des caméras digitales n'est pas qu'un pied de nez au septième art: cela révèle plutôt
une sensibilité particulière à la réalité d'aujourd'hui où n'importe quel quidam peut désormais
produire des images. Alors que la plupart des cinéastes dépensent toujours davantage dans le but
d'impressionner le spectateur, Lars von Triera souhaité suivre une logiqueinverse. En s'imposant untournage avec des moyens dérisoires, il a voulu retourner aux sources du cinéma: une caméra, une situation et des acteurs. Le refus du fauxsemblant est catégorique. Bien sûr, tout le monde a compris qu'il s'agissait d'un film-manifeste, d'un parti pris lié aux «vœux de chasteté» imposés par le Dogme. Sauf que l'erreur souvent commise aura été de mettre tous les «dérapages visuels» et les «carences cinématographiques» sur son compte. En fait, si ces règles forcent les cinéastes à tourner leurs films «caméra à l'épaule», elles ne leur imposent en aucun cas de donner le vertige aux spectateurs en exagérant l'«amateurisme» du cadrage.
Bien sûr, la méthode est radicale. Si bien que le grain énorme, la caméra chancelante et le propos
iconoclaste en ont laissé plus d'un sceptique. Pourtant, le fait est que les Idiots donne une
impression de réel que bien des longs métrages plus coûteux aimeraient parvenir à saisir. Alors
que certains cinéastes dépensent des fortunes pour créer l'illusion de réalité, Lars von Trier
rappelle par son film que la meilleure manière d'y parvenir reste d'éviter tout maquillage. Quant
à la fameuse scène de partouze et de sa pénétration en gros plan, il ne faudrait surtout pas lui
donner plus d'importance qu'elle n'en a dans le film. Plus qu'une volonté de choquer — à une
époque où John Waters est devenu un cinéaste acclamé par l'establishment, cela devient
difficile —, cette scène témoigne d'un souci de refuser le faux-semblant, d'une volonté de ne pas
éteindre les lumières quand les personnages commencent leurs ébats. De la même manière que
les chairs sont parfois flasques dans les Idiots, les ébats sont filmés sans fausse pudeur.
En refusant le film à grand déploiement, Lars von Trier rejoint une démarche que l'on a sentie très
fortement pendant les années 90: une attitude de retrait, de rupture face aux institutions et aux
conventions. Très centré sur la vie de ses protagonistes, les Idiots semble ainsi évacuer tout
discours politique (la dernière décennie ne marque-t-elle pas la fin des idéologies?). En se repliant
dans ce petit groupe qui s'exclut lui-même de la société en refusant ses codes et en jouant les
débiles, les personnages participent eux aussi de cette rupture revendiquée par le cinéaste. Plus
qu'une crise des valeurs, ce repli fait percevoir une volonté d'indépendance face à l'air du temps.
Plutôt que de revendiquer, les gens s'auto-excluent par choix.

Azawak
9
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le 18 janv. 2022

Critique lue 28 fois

Azawak

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