Une voiture dépose un homme au bord d'un chemin de terre qui mène à un petit village. Autour, rien que le manteau infini de la neige, le bruit du vent et la silhouette des montagnes au loin. L'homme avance difficilement jusqu'à l'entrée d'une petite maison, dont l'intérieur semble seulement éclairé à la bougie.
Le film a commencé il y a cinq minutes mais on sait déjà qu'on est chez Nuri Belge Ceylan. Son cinéma est comme ce vieillard chez qui il fait bon vivre, qui nous raconte encore et toujours la même histoire au coin du feu : l'Anatolie, la ruralité, l'isolement, de la communauté, et peut-être plus que tout, de l'homme et de la nature, ou de la nature de l'homme, ou de l'homme face à la nature, ou des trois à la fois, on ne sait plus trop. C'est un vieillard brillant, érudit, lucide sur ses propres défauts jusqu'à parfois s'autoflageller, lui et sa condition d'intellectuel coupé du monde. C'est un vieillard qui raconte la même histoire sans jamais vraiment se répéter, comme dans le fabuleux triptyque de ses trois derniers films : Winter Sleep, le Poirier Sauvage et les Herbes Sèches.
Cette fois, on suit l'histoire de Samet, professeur d'arts plastiques dans un collège de l'Anatolie profonde. Samet est un personnage tout aussi antipathique que celui de Winter Sleep ou du Poirier Sauvage : il cultive des rapports très ambigus avec ses élèves, particulièrement les filles, et ce malgré une explication finale magistrale qui ne le dédouane pas pour autant. Face au gouffre tragique de ce paysage qui passe sans transition du gel aux herbes sèches, face aux hommes qui en vieillissant perdent le goût de l'émerveillement et du sentiment brut, qui comme lui deviennent de plus en plus aigris et orgueilleux - n'était-ce pas seulement de l'orgueil, cette idylle soudaine avec Nuray, après que celle-ci lui ait préféré son ami ? Lui-même s'est senti comme une herbe sèche, il trouvait en Sevim, son élève, une lumière salvatrice, une énergie sans laquelle il n'aurait pas survécu à l'âpreté de cette Anatolie qu'il aimerait tant fuir - il ne cesse de le clamer - mais qui s'avère en réalité une prison dorée. Partir, c'est se remettre en question, c'est bouleverser son univers fait de réflexion et d'attente. Partir, c'est agir, et comme Aydin dans Winter Sleep, ce n'est pas trop son truc. La scène du repas est d'ailleurs celle d'un affrontement entre l'activisme de Nuray et l'intellectualisme de Samet. Change-t-on le monde en réfléchissant ou en agissant ? Le champ-contrechamp régulier, qui dure à peu près 5 minutes, est soudain brisé par un plan d'une infinie beauté, lors duquel la caméra plonge derrière la tête de Nuray et accentue cette impression de submersion : Samet ne fait pas le poids face à la noblesse et à la sincérité de Nuray. Ceylan tranche magnifiquement en faveur de ceux qui agissent, et donc en sa défaveur.
Il se permet même une fantaisie complètement inattendue avec une mise en abîme momentanée : Samet sort de l'appartement de Nuray pour se regarder, en tant qu'acteur, dans un miroir. Le personnage se sent-il tellement faux qu'il en redevient acteur, que sa vie devient, l'espace d'un instant, l'équivalent d'un plateau de tournage ?
Les herbes sèches est un très grand film sur le temps qui passe et sur l'âme humaine, comme l'avait été Winter Sleep. Digne d'une Palme d'Or, comme l'avait été Winter Sleep.