De temps en temps, j'ai besoin de voir un vieux film dialogué par Michel Audiard, avec des Jean Gabin, des Bernard Blier, Louis Seigner ou autre Jean Desailly. J'ai besoin de ma dose de France vintage, de noir et blanc signé Louis Page, de films de Gilles Grangier, Denys de la Pattellière ou Jean Delannoy. Mon petit shot de toxico au cinéma de grand-papa. Et je me suis donc fait mon petit kif avec ces grandes familles.

Que de monde sur l'affiche, de noms ronflants, de vrais monuments et des trucs d'un autre temps, de petites curiosités aussi comme la présence en assistant réalisateur de Pierre Granier-Deferre. Et puis il y a Druon, ahhh cette grande gueule de Maurice Druon, l'un des plus flamboyants des réacs que le Figaro ait connu. Son idolâtrie de l'aristocratie, des ors de la République, bref des hauts de ce monde, se sent un peu dans ce film. La trame de son roman est évidemment encore présente, même si l'on entend et l'on comprend très vite que la verve volontiers frondeuse de Michel Audiard a quelque peu ébouriffé le récit et surtout le ton que le vieux coincé avait dû mettre dans son roman. Je confesse que je n'ai pas lu le roman, mais connaissant le bonhomme il n'aurait certainement pas osé tout ce qu'un Audiard peut se permettre. S'ils ne sont pas du même monde, entre le titi parisien à casquette et le vieux croûton de l'Académie, ils ont au moins eu le mérite de nous pondre une petite histoire bien croustillante, au fond très moralisatrice, en tout cas divertissante à souhait. La réalisation de Denys de la Pattellière est comme d'habitude, très sage, sans grand éclat, mais redoutablement efficace quand il s'agit de mettre les acteurs sur les meilleurs rails. Tout est fait pour que les comédiens soient les mieux filmer. Souvent De la Pattellière use d'assez gros plans pour bien montrer les émotions des personnages. Une réalisation très simple, allant directement au but, pour mettre en valeur le jeu des comédiens. Et ça marche!

On se délecte de la face qu'on devine jaune d'un Pierre brasseur au summum de la gourmandise quand il éructe sa haine envers sa famille.
On est estomaqué par la puissance du coup que prend Jean Gabin quand il réalise à quel point sa stratégie est désastreuse, quand il voit son univers s'écrouler. Il est rare de le voir toucher à ce point, les larmes aux yeux, un moment fort impressionnant.
On s'amuse du regard libidineux que Bernard Blier lance à la future Mme de Rothschild (Nadine Tallier aux tétons charmants).

Le travail de Denys de la Pattellière est en grande partie soulagé par la toujours très nette et précise photographie de Louis Page. Là aussi peu d'éclat, mais une maîtrise toujours sans aucune bavure.

Et puis Michel Audiard est encore une fois au sommet de son art. Ici ce n'est pas l'argot, ni la réplique de bistrot qui fuse, mais les bons mots élégants dans un français impeccable, presque littéraire et pas moins percutant. Comme il s'agit d'une histoire de combat entre rupins, costauds de la bourse, les dialogues sont offensifs. Les crocs sont de sortie et les invectives sont envoyées avec faux-semblant et ton mielleux, mais ils n'empêchent pas la dureté, la violence. Le film contient deux ou trois tirades monumentales, de celle qui classent Michel Audiard parmi les plus grands. On admire donc comment l'artiste réussit en deux ou trois répliques à situer une scène et les personnages. C'est tellement bien écrit, ciselé à la perfection dans le rythme, dans la musicalité des mots et en plus, l'enfoiré, il le fait avec un humour féroce! Tellement drôle, tellement intelligent, tellement efficace ! Comment ne pas adorer Michel Audiard ? Sais pas. Dieu sait qu'il était par bien des aspects un peu réac lui aussi, mais on sent qu'au contraire il laisse aller son appétit de petit anar, de provocateur quand il fait parler Pierre brasseur dans un personnage de nouveau riche, bobo noceur tringleur. Il reste tout aussi mordant quand il donne à Jean Desailly une des plus belles engueulades qu'il ait été de recevoir par un Jean Gabin en pleine forme.

Outre ses pics, ces grandes scènes d'anthologie, le film offre un beau portrait de cette France qui menait le monde, celle d'avant 73, celle des grands patrons d'industrie, celle qui présidait le FMI, qui dictait ses ordres à la bourse et aux politiques, celle d'avant la nouvelle donne que l'émergence de nouveaux pôles a fait surgir dans le monde économique et politique. C'est un temps révolu qu'il est intéressant de re-découvrir, pour ses mœurs si exotiques de nos jours : une jeune fille fait la gueule parce qu'elle s'est faite engrosser par un homme marié de 30 ans son aîné ; une actrice monte en grade médiatique en faisant la pute ; un industriel fait du blé avec un journal, etc. Bref des trucs vraiment chelous et qui marquent leur époque, n'est-ce pas?
Alligator
8
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le 19 nov. 2013

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Alligator

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