Si il y a bien une chose présente dans « Les Funérailles des Roses », c’est la nature fuyante de l’image. Empapaouté d’un cachet anesthésique, cette parade œdipienne au sein de l’underground tokyoïte des années 1960 évoque aussi bien la plaie que le couteau. Mais d’abord, venons en aux évidences : le titre du film. Quelles sont ces « roses » dont nous sommes invités aux funérailles ? C’est tout simplement ainsi que les japonais, à cette époque, surnommaient les personnes faisant partie de la communauté gay, au sein de laquelle Toshio Matsumoto nous invite à une immersion sous forme de fleur du mal rock’n’roll.


Nom familier à la nouvelle-vague nippone, aux cotés de Nagisa Ôshima et Hiroshi Teshigahara, Toshio Matsumoto souffle ici une construction complexe, ficelée entre la mise en abyme, la pop-culture, la comédie, la chronique sociale, voire encore la tragédie. En bref, « Les Funérailles des Roses » est ni plus ni moins qu’une forme de journal cinématographique, se targuant d’une liberté artistique rare, notamment guidée par une baguette subversive décousue et fondamentalement lié à une forme transgressive. Forcément, on serait tenté de qualifier cette œuvre de « délire ». Et il est vrai, nous sommes là face à un film fou, scandaleux, queer, et musical. Bref, tout pour faire un parfait midnight movie.


Cependant, cela serait vulgariser « Les Funérailles des Roses » à sa forme déconstruite, sans poser la question du pourquoi. Pourquoi Matsumoto a t-il choisi de travailler sur un rythme et une forme si décousue ? On l’oublierait presque, « Les Funérailles des Roses » est ni plus ni moins qu’une reprise du mythe d’Œdipe au sein d’un Japon entretenant toujours, à cette époque, un rapport conflictuel entre tradition et modernité. Citons maintenant un autre film de Matsumoto : « Atman », un court-métrage de dix minutes, où le cinéaste procède littéralement à une annihilation de l’image par la voie d’un montage fugitif. Jump-cuts et zoom suffisent à mystifier ce démon encerclé par l’image, et c’est ainsi que l’on ressent de plein fouet un rapport singulier entre Matsumoto et la figure du mythe.


En relisant pour nous les écrits de Sophocle, Matsumoto opère comme une forme de désamorçage, et cela se ressent notamment lors de la séquence finale, où intervient une coupe incongrue au beau milieu de la tragédie. Et cette coupe est non des moindres, puisqu’elle nous montre soudainement un critique de cinéma adressant un clin d’œil au public. Hybride culturel où l’on croise aussi bien Baudelaire que Pier Paolo Pasolini, « Les Funérailles des Roses » ressemble aussi bien à témoignage travesti en drame qu’à une brulure de cigarette scindée sous forme de comédie. Interrogeant avec sagacité l’identité sexuelle, le film, par la voie de sa forme volontiers abstraite, interroge directement l’intemporalité, la valeur de mythe, et cela en allant jusqu’au-boutiste dans le fétichisme, exhibant une omniprésence des parures, des rituels, mais aussi, et surtout, des miroirs.


Evocation du désir libertaire, relecture de Sophocle et Baudelaire sous l’influence des produits narcotiques les plus lourds du marché asiatique, doublé d’une parade masquée écrasante, « Les Funérailles des Roses » orchestre une autopsie de l’image tout en s’adressant directement à son public. Comment lier la modernité à l’intemporalité ? Matsumoto répond à cette question par la voie d’une imagerie incisive tout en appelant à l’inconscient du mythe, jouant sur la fugacité du médium cinématographique. Bien plus qu’un délire, un véritable maelstrom entre travestissement et hybridation. Crever l’image pour mieux creuser les yeux. Trivial, expérimental, et pour finir, stupéfiant.


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le 11 févr. 2019

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