Aucune critique sur SC pour ce film ? J’en déduis que le film a dû souffrir d’une distribution ultra confidentielle. C’est bien dommage, mais le cinéma n’est hélas pas le seul domaine où la qualité est noyée dans un océan de médiocrité... En l’occurrence, nous avons affaire là à un vrai cinéaste, avec une vision, un sens de l'image, une poésie qui devraient inciter à la reconnaissance, voire à l'éloge.


Les fraises des bois narre la rencontre entre deux solitudes, celles de Gabriel et de Violette. Gabriel est caissier dans une grande surface et se prostitue le soir pour arrondir ses fins de mois et pouvoir subvenir aux besoins de sa petite soeur, mise en pension. Violette est la fille d'un couple aisé d'agriculteurs, étouffée dans ce carcan. On apprendra au détour d'une phrase, d'une façon très pudique, qu'elle fut abusée par son père.


On pourrait croire que Dominique Choisy a un peu trop chargé la barque. Mais sa mise en scène est tellement juste qu'on ne ressent jamais le pathos qui aurait pu entraîner le film par les fonds, comme les corps des parents de Violette jetés dans l'étang familial.


Peu de dialogues, des scènes essentiellement en plans fixes, pour faire ressentir la solitude et l'enfermement des deux personnages. Ainsi, le début, magistral, nous montre-t-il Gabriel dans des vestiaires qui forment un étroit couloir, puis sous la douche à l'intersection de plusieurs pans de murs. Son corps est toujours filmé en morceaux découpés, que ce soit dans la salle de gym ou lorsqu'il se fait pénétrer par un client. Manière de dire qu'il n'a pas trouvé son unité. Pour survivre dans cet univers grisâtre, bien montré dans de superbes scènes de nuit, Gabriel fait l'acrobate : moments de pure grâce à chaque fois, la meilleure scène étant celle où il improvise un parcours à toute vitesse avec un chariot dans l'hypermarché où il travaille, chariot qui finira dans un rayon de grands crus, pour son plus grand malheur (financier) ! Mais les scènes sur des balustrades ou sur un vélo respirent aussi la liberté.


Sa prostitution n'est pas montrée de manière misérabiliste, tant Dominique Choisy tourne volontairement le dos aux bons sentiments - on va le voir plus encore avec l'histoire de Violette. Ainsi, dans une scène magnifique, Gabriel, en improbable chemise rose vif, se rend chez un couple qui a requis ses "services". On le voit d'abord prenant le thé, comiquement engoncé dans un canapé entre le mari et la femme. Puis la femme nue sur un lit, bien en chair, débordante de sensualité, croquant une pomme rouge (ben oui, symbole de la transgression, clin d'oeil à Blanche Neige aussi), se délecte de regarder sur un écran son mari pénétrant Gabriel. Juste des escarpins à talon rouge - répondant à la pomme - pour marquer l'entrée de Gabriel. Puis des plans rapprochés de corps en action à l'écran. La surprise puis l'hilarité de la femme sont contagieuses. Les deux roulent par terre et l'on voit Gabriel éclater de rire. On voit dans cette scène que, si Dominique choisit (oui, le jeu de mots était trop tentant) de montrer la violence subie par Gabriel, il le fait avec légèreté, souvent avec humour. De même, la scène de sexe entre Gabriel et Armand le gendarme (Yannick Bequelin, au faux air de Sting), est admirable : on devine les corps de l'extérieur de la voiture, les vitres étant mangées par le reflet des arbres. Très poétique. Bon, on regrettera seulement que la sexualité homo soit une fois de plus représentée de façon compulsive, un vrai cliché qui veut que quand on est homo, on se regarde deux fois et on baise direct. Sans doute en partie vrai, mais faut-il renforcer les lieux communs au cinéma, ou bien les combattre ?... Une question qui nous entraîne un peu loin du film de Choisy...


Enfermé donc, Gabriel, dans son quotidien et son cadre de vie. Il commencera à en sortir en posant un acte fort : aller braquer l'un de ses clients. Dans l'une des rares scènes filmée caméra à l'épaule, on le suit qui va retirer de l'argent au distributeur. Le parti pris de Dominique Choisy - qu'on pourra discuter - est de dire que la vraie violence est celle subie, rentrée, des deux personnages, pas celle dont ils font preuve lorsque la cocotte-minute explose.


Julien Lambert, qui incarne Gabriel, est très bien dans toutes les scènes muettes mettant en jeu le corps. Lorsqu’il a des dialogues, il n’est pas toujours juste, de même d’ailleurs que Juliette Damiens (tiens, amusant le film se passe à Amiens), au faux air d’Adjani, qui joue Violette.


Le moment est d’ailleurs venu d’évoquer le versant Violette, tout aussi passionnant. Un prénom choisi d'abord parce que représentant pour l'auteur le pendant côté fleurs des fraises des bois, et parce qu'il contient l'idée d'un petit viol. Violette, qui se découvre enceinte parce qu'elle a vomi, semble curieusement chérir cet état. Elle fera finalement une fausse couche. L'auteur la montre dans son côté enfantin, dans un pyjama de petite fille, portant de gros chaussons puérils en formes d'animaux. Ces chaussons seront brûlés, plus tard, par Gabriel, au moment de signifier le passage à l'âge adulte pour Violette. Il y a aussi ces cigarettes à la fraise (importance du rouge), qui montrent un entre-deux. Mélange aussi de douceur et d'âpreté, de vie et de mort, à l'image du film.


La première image du film revient à Violette : on la voit dans un bus dos au sens de la marche. Très judicieux, cela montre, avec subtilité, comment elle est à rebours de sa vie (le plan sera d'ailleurs repris un peu plus loin).


Après une première scène très drôle où elle accompagne son père à la chasse sur... un rond-point (les gilets jaunes apprécieront !), on la voit rêvasser sur une mappe monde, jouer avec des figurines... Elle aussi est enfermée : dans une belle scène, on la voit se jeter contre une porte dans un plan fixe sur un couloir. Jeu et désespoir mêlés. Contrairement à Gabriel, Violette aurait tout, matériellement, pour être heureuse, comme le lui explique son père qui détaille l'ensemble de son héritage. Mais elle est emprisonnée par la présence de ses parents. Une femme triste à mourir, comme le montre la première apparition de Nathalie Richard dans une voiture, écoutant en fumant de la variété sirupeuse. Et un homme présenté comme une sorte de Barbe Bleue - scène de la galette des rois, avec le chandelier qui vacille.


Comme un jeu toujours, elle va les les menacer d'un fusil, afin de les enfermer dans un silo. Puis, lorsqu'ils parviendront à s'en échapper, les abattre froidement. Ce qu'on appelle une scène tragi-comique, Choisy jouant superbement sur l'équilibre. Violette était véritablement enfermée dans ses parents. Elle le dira plus tard à Gabriel : "ils allaient s'échapper, c'était eux ou moi".


Car, bien sûr, Gabriel et Violette vont se rencontrer. Gabriel va aider Violette à sortir de l'enfance (les chaussons qui brûlent et, dans la scène finale, le changement des escarpins du rouge vers le blanc). Violette va permettre à Gabriel de s'exprimer pleinement (la scène du vélo). Ils finiront en famille recomposée, Gabriel, sa petite soeur, Armand et Violette, dans une lumineuse scène finale (quoiqu'un peu "politiquement correct" peut-être pour le coup ?), et ce plan très bien vu où l'on voit deux silhouettes, celles de Gabriel et de sa petite soeur, bientôt complétée par les deux autres, au loin.


Tout cela est vraiment très bien. Et encore n'ai-je pas évoqué les images, soigneusement composées, souvent d'une grande poésie. Quelques souvenirs, en plus de ceux déjà évoqués :
- Violette face à la barrière de sa propriété, avec l'autoroute derrière ;
- la mère abattue dans son manteau de vison au milieu des pommiers en fleurs ;
- Gabriel à l'intersection de deux rues pavillonnaires, en chemise rose, avant de se rendre chez le couple ;
- Violette et Gabriel passant devant trois tracteurs rouges ;
- Gabriel en équilibre sur une balustrade face à la mer ;
- Gabriel rejoignant un partenaire (qui s'avèrera un homophobe) dans un décor mystérieux, striés d'ombres ;
- Gabriel et Violette dansant, sortant et revenant, jouant avec le cadre...


Ultime cadeau : les noms du générique qui s’effacent en laissant apparaître des points scintillants, comme des étoiles dans la nuit. Une bien belle idée.

Jduvi
8
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Créée

le 10 avr. 2019

Critique lue 309 fois

Jduvi

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