Comédie en trois actes, écrite en prose, qui possède tous les attraits de la farce, genre théâtral venu du Moyen-Âge dans lequel Molière s’est également illustré. De ce fait, scénographie simple, sans la grandiloquence habituelle des productions du Français. Plateau quasiment nu, occupé seulement par deux bites d’amarrage ; leur disposition sur scène permettent à certains moments aux personnages de s’asseoir et de se chuchoter quelques secrets ou messes basses, et de rappeler le lieu dans lequel la mise en scène choisit de placer l’action : le port.


C’est le lieu où les navires des deux vieux pères accostent au début du drame ; celui qui donne accès à la Méditerranée (Les Fourberies de Scapin se situe à Naples), sur un horizon maritime propice aux voyages exotiques (dans la mise en scène, cette immense ouverture sur le royaume de Poséidon est projeté sur un grand écran) ; enfin, le port est un magnifique coupe-gorge, le lieu souvent lugubre où il est possible de croiser le chemin d’individus extravagants et infréquentables, émanant des quatre coins du monde, attirés par l’appel à l’aventure et venus goûter à la liberté (mercenaires, assassins, corsaires, galériens… Tout est possible !). C’est ce qui permet à Scapin de rendre crédible, auprès de d’Argante et de Géronte, les rencontres impromptus d’une galerie foisonnante de personnages dans ce même lieu : des Espagnols, des Gascons, des Japonais, etc. Libre à l’interprète de convoquer à sa guise toutes les nationalités et les accents du globe. Même chose pour Silvestre, dont le comédien peut maquiller sa voix comme il le souhaite pour effrayer Argante.


La liberté caractérise beaucoup cette mise en scène et le traitement du personnage de Scapin, valet rusé qui ne cesse de tromper son entourage. Liberté dans ses entrées et sorties, dans ses déplacements sur le plateau, tout cela le différencie considérablement de ces personnages de bourgeois engoncés autant dans leurs démonstrations de richesse (costumes d’apparat, bijoux, amoncellement de biens sur les épaules des deux pères marchands), que dans les conventions de leur classe sociale ; c’est le personnage le moins théâtral de tous, les autres bondissent systématiquement sur le plateau à chacune de leur apparition → signe de personnages prisonniers dans un système de codes sociaux et de codes théâtraux.


Scapin, avec son air flegmatique, son chapeau et ses parures modestes (évocatrices de la pauvreté du personnage) convoque simultanément les figures du cow-boy solitaire et baroudeur, et l’homme d’intrigue inquiétant issu de la grande famille des Zanni, ces valets traditionnels de la commedia dell’arte qui se mêlent de tout, embaument leur passage de mystère et de macabre (comme Arlequin et Polichinelle). Il est le seul personnage à manier le mensonge à la perfection et en même temps, c’est le plus sincère de tous les personnages, qui n’use de flagornerie que pour rendre service ; ses fourberies semblent le dégoûter lui-même et il apporte son aide aux deux fils presque à contrecœur, comme si Scapin ne voulait plus être ce personnage de comédie légère auquel il est irréductiblement attaché.


De ce fait, son plaisir de tromper Argante et Géronte n’est pas un jeu innocent et gai, censé venir en aide à de jeunes gens amoureux, mais prend ici une tournure de vengeance personnelle envers les mauvais traitements reçus de ses maîtres et des représentants de l’ordre. Scapin devient, dans cette mise en scène, un personnage sombre et hautement paradoxal : antithéâtral, il en vient à créer sur scène, pendant une grande partie du dernier acte, son propre espace dramatique dont il est le maître. Un petit théâtre dans un grand théâtre, un petit espace dans un grand, une sorte de cage pour emprisonner ses victimes ; dans son théâtre, Scapin les fait jouer et se joue d’eux, jusqu’au bout.


Lorsque tout se termine et que les familles sont réconciliées, les mariages ratifiés par les pères, et les enfants voués au bonheur, il ne reste plus rien sur scène : ni écran, ni bitte d’amarrage ; le plateau est encore plus vide qu’au départ, et seul demeure en place le valet Scapin, abandonné à une mort certaine après avoir reçu un mauvais coup sur la tête. La mise en scène se termine sur une note aigre… Le personnage feignait d’agoniser et ne faisait que titiller la pitié de ses maîtres pour échapper à un violent retour de bâton pour ses mauvais tours. Néanmoins, malgré cette ultime fourberie magistrale, le spectacle s’achève sur une image ambiguë du protagoniste sur le plateau vierge :
- Il est seul des personnages à ne pas sortir de scène : tel un fantôme, il est condamné à l’errance et à ne jamais sortir du théâtre.
- Cette blessure à la tête factice et cette soudaine disparition de décor et d’éclairage « théâtral » soulèvent une interrogation : tout ceci était-il un rêve ? Ou sorti de l’imagination débordante de Scapin, pour qui le Jeu est inscrit dans les gênes ?


→ Mise en scène qui interroge notre rapport aux traditions théâtrales, qui met en exergue le malaise qui se cache derrière le vernis de la comédie ou de la farce, et tourne en ridicule la bourgeoisie dont les prérogatives (travail, mariage, honneur, famille) et son insouciance, son besoin de divertissement, se font au détriment des plus petits ; pour ce dernier point, Scapin pourrait représenter le roturier qui se défoule sur les maîtres, même s’il ne gagnera jamais complètement sur eux et restera, à jamais, le pauvre valet de comédie qu’il est.

MrSauvage
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le 24 févr. 2021

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