Hypothèse : les films de Hou Hsiao-hsien ne sont pas des corps stables. Plutôt des entités mouvantes dont le processus de transformation s’active en cours de visionnage et va en s’intensifiant par la suite. Les Fleurs de Shanghai fait partie de ces œuvres fragiles comme un souffle, qui ne donnent rien à ceux qui ne savent pas prendre mais sont capables d’offrir énormément aux autres. Pour rester fidèle à la botanique du titre, on pourrait dire que son pollen se dissémine en des combinaisons indistinctes et secrètes. Chaque séquence contient les racines de la suivante et draine les montées de sève nécessaire à son élan vital ainsi qu’au développement de ses tissus. Le contraire de toute dessiccation. L’art du cinéaste y atteint une dimension purement cinétique, procédant par condensation chimique des formes, soumettant l’espace et le temps aux derniers retranchements du figurable afin d’obtenir une solution de perception des plus saisissantes. Sans cesse il libère d’une aimantation pour en offrir une autre, à peine visible, et laisser le spectateur maître d’un choix, celui de l’étendue de son regard. Grâce à la paradoxale liberté accordée par une caméra intensive (le moindre plan est l’occasion d’une célébration de tous les sens), l’œil glisse à loisir là où quelque chose l’attire. Il lui est permis de parcourir le cadre dans son immensité, de saisir la profusion qui l’anime, ou au contraire de s’arrêter pour en explorer tel ou tel détail : les jeux d'ombre et de lumière transformant les personnages en papillons de nuit, l’éclat d’un visage qu’on suit par intermittence, la tige au bout de braise servant à allumer la pipe à opium, qu'un souffle éteint ou ravive à plaisir… Chaque évènement ressemble à sa propre esquisse, à son idéal flottant mais créateur de tourments, simple flux d’énergie ou de parole qui résiste à tout. Et d’abord à la finitude : rien ne s’achève, rien ne tombe vraiment, rien ne meurt. Mais toujours un pôle magnétique vient cristalliser le suc dramatique de la scène (il s’agit presque à chaque fois d’une épreuve de langage irrésolue) et lui octroie son plus haut degré d’énonciation.


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Minutieusement élaborée, l’œuvre est comme tissée par l’entrelacs savant de ses boucles mélodiques. Elle déroule le récit enchâssé de petites luttes entre courtisanes de luxe et hommes des classes supérieures, dans quelques maisons de plaisir de la concession britannique de Shanghai, à la fin du XIXème siècle. Haut fonctionnaire de l’état, monsieur Wang hésite entre sa nouvelle maîtresse, Jasmin, et sa promise Rubis. Cette dernière prend de son côté un nouveau client. Sans jamais se l’avouer ils en souffriront, condamnés qu’ils sont à l’errance affective. Autour d’eux gravite tout un éventail de trames similaires : négociations laborieuses faisant intervenir de nombreux intermédiaires, éclats de fureur et de tristesse, partage de la frustration et de la rancœur entre concurrents acharnés. Les hommes doivent s’assurer les faveurs de leur égérie ; les femmes, candidates à l’émancipation, espèrent se marier et sortir pour mener une vie fastueuse. Les combinaisons sont variées car chaque pensionnaire possède plusieurs prétendants et vice-versa. Des contrats sont signés puis s’oublient, d’étranges liens maternels se nouent avec les patronnes, la liberté se marchande avec arrogance, un double empoisonnement rate lamentablement. Corseté par les codes de conduite, le désir peut éclater violemment mais couve le plus souvent tel le feu sous la cendre. Le seul contact physique représenté est une brève étreinte entre deux amants au bord de la rupture. Le déséquilibre avait été annoncé par l’unique plan subjectif du film, un contre-champ sacrilège, tremblotant et fugitif, sous la porte où Wang tente d’espionner Rubis. Les règles sociales rigides qui gouvernent ce microcosme hermétique dictent en effet un régime de comportements très structuré : il faut à tout prix sauver la face. On pourrait se croire chez les geishas de Mizoguchi, on se retrouve pas si loin de la maison Tellier de Max Ophuls, avec ses rondes de prétendants sans amour, ses héroïnes qui se perdent pour un bijou (il est ici question d’une épingle à cheveux), son regard pénétrant à travers les fenêtres du Plaisir.


Filmés par Zhang Yimou ou Chen Kaige, le même matériau fictionnel, les mêmes intrigues de cour et d’amours déçues auraient généré une fresque romanesque trépidante, pleine de paroxysmes et d’accalmies. Or la science singulière d’Hou Hsiao-hsien consiste précisément à gommer toute hiérarchie entre temps vides et temps pleins et à laisser hors-champ nombre d’épisodes importants. Son tour de force est de ne jamais s’appuyer sur la reconstitution historique, avec ce que la formule comprend de lourdeur ornementale et de souci monomaniaque de l’accessoire "vrai". Il restitue le passé en optant pour la plus complexe des voies : l’immatériel, la fluidité d’une narration spatialisée, relâchée, dictée par les motifs de la reprise et de la répétition. Dans cette ode à la lenteur, on assiste à un retour permanent vers les lieux, chambres, salons, dont les effets de récurrence intriguent et permettent de partir dans une autre direction, d’établir des comparaisons, de creuser le chemin des personnages. Pas une seule vue n’est donnée du dehors : jamais le terme maison close n’a aussi bien porté son nom. Tout se déroule dans les "enclaves", bâtisses cossues aux agencements et ameublements luxueux où l’on vient séduire, parler, fumer, manger et jouer au Mahjong. Elles constituent une zone opaque, transmuable à l’infini, aux façades rendues poreuses par un phénomène de transmission des sentiments qui déjoue les lois de la gravitation. Le décor n’est plus qu’une tapisserie volatile, extensible, mordorée, brodée de motifs insondables sous l’influence d’une nébuleuse de temps. Les cloisons peuvent bloquer les issues, séquestrer la vanité des plaisirs, nul ne saurait brider les secrètes envolées opiomanes de l’esprit. D’où la magie d’un film de stase qui invente une espèce de topologie extrêmement raffinée en phase avec les multiples manifestations d’un cerveau cotonneux, celui d’un être balloté par l’histoire, décalé et remis en scène par ses responsabilités de protecteur endetté.


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Le monde est donc laissé à l’extérieur de ce théâtre surchargé de rideaux, où les corps sont ensevelis sous les voilages et les soieries. Mais qu’il soit mis à la porte et il revient aussitôt par la fenêtre. Sur la scène du bordel se joue de manière épurée l’essentiel de ses rouages et de ses mécanismes. La beauté a son prix, la parure sa misère. Filles achetées et patiemment formées pour fasciner les clients, les courtisanes ne peuvent interrompre — sous peine d’abandon — les différentes phases des rituels de séduction (de la bouderie jalouse au désespoir suicidaire, de la réconciliation éplorée à la trahison éhontée). Ce sont des fleurs qui doivent être regardées pour continuer à être jugées utiles. Sinon elles se fanent. La mise en scène laisse affleurer les signes du synchronisme, du rapport mimétique derrière lesquels les personnages trahissent leur désarroi. Elle fonctionne par clivage réfractif et c’est aux mouvements de pendule de la caméra de stigmatiser les sortilèges de cette alternance. Puisqu’il est question de rivalités entre elles, chaque concubine se fait l’écho ou le contrepoint de l’adversaire pressentie. Il y a d’une part le couple ennemi Rubis-Jasmin par lequel le scandale arrive, de l’autre le face-à-face mercantile Perle-Emeraude, enfin le duel "de luxe" entre Jade et Trésor. Tous ces antagonismes se répondent et s’interfèrent. Hou fait transiter les tensions issues des confrontations intimes, redistribue les enjeux (l’amour, le pouvoir, l’intégrité, les apparences) en une toile d’araignée obsédante dans laquelle vient mourir l’autorité des hommes. C’est là le grand sujet du film, en rapport avec la dualité suggérée par le traitement de l’espace mental : le poids de la dépendance (à l’argent, à l’opium, à la femme), la notion de sacrifice (si deux personnes ne savent pas vivre ensemble, alors mieux vaut mourir), la réversibilité tragique qui fait se coïncider le fond (les chaînes contractées, la liberté compromise) et la forme (l’enchaînement des plans, les intérieurs interchangeables). Le cinéaste réduit l’inflexibilité du contexte sociopolitique à sa plus simple matérialité, lui attribuant une présence étrangement vaporeuse à travers laquelle ses occupants filtrent l’écheveau dramatique de leurs relations.


Dans l’atmosphère ouatée de ces boudoirs, beaucoup de choses sont confiées aux omniprésentes lampes à huiles, notamment la visualisation du trouble intérieur d’êtres malmenés par le dilemme. La lumière est l’encens des Fleurs de Shanghai. Lorsqu’un plan s’allume, c’est progressivement à partir d’un ou plusieurs points incandescents qui percent l’obscurité de l’écran, polarisent un court moment l’attention avant que celle-ci ne fasse son chemin comme elle l’entend, une fois l’alcôve ou l’appartement entièrement éclairé. À la faveur de panoramiques millimétrés, les visages glissent souvent derrière les tubes des lanternes. Il en résulte une éclairante anamorphose, petit fétiche qui circule d’une âme à l’autre et identifie parfaitement celui ou celle à qui l’on pense. Ces objets sont non seulement des révélateurs de conscience mais aussi des points de repères capables de se substituer aux traditionnels effets de montage. Leur verticalité permet au cinéaste de moduler les intensités et de créer plusieurs temporalités au sein d’une même unité séquentielle, en fonction de la variabilité de l’objet placé à tel ou tel endroit de la pièce. Dès qu’un personnage passe devant ou derrière, il opère un indescriptible changement dans le timing de la scène en accélérant ou en ralentissant le cours de l’inévitable affrontement (aux autres, à lui-même). Mesures de découpage équivoques, les lampes ont le pouvoir du raccord magnétique. Chaque séquence équivaut à un plan et chaque plan-séquence est isolé par un fondu au noir. Dans ce dispositif formel radicalement décanté, le plan n’est pas un maillon mais un monde en soi, qui se déplie et se referme en corolle, comme une fleur exotique. Et les fondus semblent s’articuler sur un principe perpétuel d’inspiration et d’expiration, une sorte de mouvement infini. Par-delà la magnificence tamisée des images d’or, de jade et d’ombre, ils confèrent à cette expérience psycho-sensorielle l’étrange beauté clignotante d’une séance d’hypnose.


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Thaddeus
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le 18 nov. 2020

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