Au-delà de son histoire débile de requin très méchant à exterminer, tout le film suinte un mépris social sous de multiples formes.


Le premier, le plus évident, est le mépris absolu pour les habitants de la petite ville insulaire d’Amity. A part Vaughn, le maire, et Quint, le chasseur de requins (on y revient), aucun n’a d’existence individuelle. Ils existent en groupe en revanche, et toujours de manière exclusivement négative.
C’est d’abord tout un groupe égoïste mu par ses seuls intérêts économiques : dans la salle du conseil municipal, quand tous se réunissent pour décider s’il faut ouvrir les plages, TOUS sont pour ! A croire qu’aucun n’a d’enfant qui risque d’aller se baigner en ce début de juillet ou qu’ils s’en fichent complètement… Il n’y a aucun débat entre eux, la seule voix discordante est celle de Brody, le chef de la police… qui vient d’arriver de New York.
Ensuite, ce groupe est aussi étroit d’esprit : une habitante dit à la femme de Brody qu’elle ne sera jamais une « islander » parce qu’elle n’est pas née à Amity. Entre eux, les Brody se moquent de leur accent, surtout lui.
Enfin il y a plein de gens idiots et cupides dans le village : quand une prime de 3000 dollars est promise pour la capture du requin, des gens s’improvisent pêcheurs, montent trop nombreux sur des bateaux alors qu’on les prévient qu’ils vont couler. Quand un requin est amené, tout le monde pose pour la photo sans écouter Hooper, l’océanographe, qui émet des doutes.
Même la mère qui a perdu son fils fait preuve d’ignorance et d’injustice en giflant Brody car elle croit que c’est lui le responsable.
De toute façon les personnages servent le plus souvent de chair à canon : les hippies du début ; la première scène sur la plage, où le film montre alternativement des personnages dans l’eau, provoquant la question malsaine chez le spectateur : mais lequel va se faire manger ? Comme si cela avait un intérêt dramatique alors qu’on ne connaît aucun personnage.
Bref, les ploucs sont des sales cons et c’est tout.


Le film a un mépris tout particulier pour l’autorité politique, quitte à la caricaturer grossièrement. Dès le début le maire Vaughn reproche à Brody la fermeture des plages, il a manifestement persuadé le médecin légiste qui a examiné les restes du premier corps de changer sa version des faits et celui-ci affirme s’être trompé. Vaughn est bien sûr favorable à l’ouverture des plages pour (il le dit explicitement) maintenir le tourisme dans sa ville. Sur la plage, il pousse un ami à aller se baigner pour donner l’exemple et celui-ci y va avec sa femme et ses trois enfants ! Quand Hooper lui dit avoir vu la dent de requin dans le bateau où des pêcheurs ont été tués, Vaughn émet des doutes, demande si Hooper a gardé la dent, si Brody l’a vue… et refuse encore d’écouter quoi que ce soit. Quand il y a de nouveaux morts, à l’hôpital, Vaughn change enfin d’avis : « je suis désolé… je suis désolé… » mais il est dans un tel état d’hébétude qu’il est incapable de réfléchir et d’agir et Brody doit lui forcer la main pour prendre une décision.
Bref, ce maire totalement incapable de protéger ses administrés est un nul et un sale con.


Ce n’est pas fini pour le mépris : il y a celui du film pour Quint, plus hypocrite (car faussement variable). Dès le début, Quint a l’assurance du chasseur expérimenté mais paraît très marginal dans la ville : il ne prend pas position sur l’ouverture des plages et sa proposition de capturer et tuer le requin pour 10000 dollars est royalement ignorée par le maire (alors que tous les moyens auraient dû être mis en œuvre pour le tuer).
Mais quand Brody et Hooper rencontrent Quint, celui-ci fait preuve d’une hostilité hallucinante à l’égard de Hooper. Il lui dénie manifestement la qualité de marin en lui demandant un nœud de jambe de chien, test que Hooper réussit haut la main. Quint prend alors les mains de Hopper et lui dit : « Vous avez des mains de citadin qui a compté de l’argent toute sa vie. » Hooper répond : « Ca va, je refuse d’écouter ces conneries de héros de la classe ouvrière (working class hero crap) ». Quint ferait donc partie de la classe ouvrière ? Bien sûr que non mais c’est une insulte dans la bouche de Hooper (on y revient aussi)…

Le premier jour en préparant le voyage, c’est un festival de grossièretés de la part de Quint. Le matériel sophistiqué de Hooper le fait rire. Quint se moque de lui avec une chanson de marin (où il faut dire au revoir à des Espagnoles), Hooper sourit poliment.Au départ du bateau, Quint ricane à cinq reprises, déclame des chansons grossières, un faux éloge funèbre… il semble à moitié débile même en supposant une part de provocation.
Bref, ce marginal vaguement ouvrier de Quint aussi est un sale con.


Plus tard, néanmoins, quand un grand poisson attrape un hameçon, Quint semble avoir raison contre Hooper et lui dit « cela prouve que vous les gosses de riches (wealthy college boys) n’avez pas assez d’éducation pour reconnaître quand vous avez tort. » Hooper fait un bras d’honneur, lui tire la langue, proteste de façon muette, contrefait à deux reprises des réponses stéréotypées de marins (« Ay, ay, Sir »). Le film donne raison à Quint mais le dernier mot (amusant) à Hooper. De toute façon cela n’a aucune importance puisque le poisson (le requin ou non) est parti depuis longtemps.
Le point de vue du film semble s’atténuer lors de la longue discussion la nuit sur le bateau. Pas dès le début, car Quint montre deux cicatrices d’une beuverie à la Saint-Patrick et d’un bras de fer avec un Chinois (des aventures sûrement débiles) alors que Hooper a deux cicatrices d’une murène et d’un requin bouledogue. Lequel des deux apparaît comme le plus marin le plus professionnel, celui qui a pris le plus de risques ? Cependant, Quint raconte qu’il a été marin sur l’Indianapolis (le navire qui apporté la bombe d’Hiroshima) : le navire a été coulé par un sous-marin japonais puis les 900 survivants ont attaqués par de nombreux requins (il n’y aura que 316 survivants). Et c’est tout. On ne saura rien de la vie de Quint avant ou après (donc pas d’indication de classe). Le film laisse penser que c’est à cause de cet épisode, trente ans auparavant, que Quint est devenu un chasseur de requins invétéré (on vu des dizaines de mâchoires dans sa maison plus tôt dans le film) et qu’il est devenu un cinglé et grossier… La scène se termine par la chanson en chœur de Quint et Hooper, qui est devenu au moins l’égal de Quint en termes de professionnalisme et de courage devant le danger.


Tous les personnages seraient-ils donc victimes du mépris du film ? Pas du tout bien sûr, on est chez Spielberg, même jeune… Brody est le premier héros du film, c’est un policier (donc il appartient à la classe moyenne), il vient de New York. Hooper est le deuxième. Océanographe brillant, il vient de la ville, il est riche et explique à Brody avoir payé pour la plus grande partie de son bateau et de son matériel (bien avant que Quint ne l’affirme).


Mais ils sont surtout suprêmement intelligents et se reconnaissent d’un coup, comme un coup de foudre amical entre deux être supérieurs, dès l’arrivée de Hooper, sur le port. Dans la soirée, chez Brody, Hooper fait preuve d’une attention et de manières remarquables (il apporte à la fois du vin blanc et du vin rouge, il prévient trop tard qu’il fallait chambrer le vin…) et surtout d’une grande délicatesse avec Brody dont il a vu la journée très difficile (notamment à cause de la gifle de la mère éplorée). Hooper dira à Brody : « Vous savez, vous allez être le seul homme rationnel sur cette île après que je sois parti demain ». Ils ont toujours raison, font toujours les bons choix, ont toujours les bonnes intuitions pour protéger la population.
Cela ne s’arrête pas là, heureusement : ils sont aussi suprêmement courageux. Ni l’un ni l’autre ne sont des pêcheurs de requins mais ils participent à la capture du requin. Brody a en outre une peur maladive de l’eau (il ne ses baigne jamais) mais ce handicap semble opportunément disparaître dès qu’il monte sur le bateau… Hooper se met dans la cage à requins et subit les assauts du prédateur. Brody met la bouteille d’air comprimé dans sa gueule et tire parfaitement dessus, ce qui fait exploser le requin. Un vrai soulagement, cette explosion, et tant pis pour 1945…


Heureusement qu’il y a la police et les riches scientifiques pour venir en aide aux classes moyennes rurales en détresse à cause de leur bêtise et de leur classe politique.

Totof
2
Écrit par

Créée

le 2 mars 2021

Critique lue 217 fois

Totof

Écrit par

Critique lue 217 fois

D'autres avis sur Les Dents de la mer

Les Dents de la mer
Sergent_Pepper
9

We’re gonna feed a bigger throat.

Autour de l’île d’Amity, l’eau qui scintille est une promesse universelle de loisir. Pour les étudiants et leurs joints, dont les bains de minuit forgent parmi les plus beaux souvenirs d’une jeunesse...

le 14 sept. 2014

108 j'aime

15

Les Dents de la mer
DjeeVanCleef
10

Derrière la porte (entrou)verte..

La première fois que j'ai vu ce film, crois-moi si tu veux, c'était sur FR3. L’ancêtre de France3. Et ça devait être un jeudi, il me semble. Je l'ai vu, accroupi derrière la porte du salon...

le 11 oct. 2013

89 j'aime

41

Du même critique

Le Parrain
Totof
2

Pour se fâcher avec 9737 personnes

Sérieusement, vous pensiez que la Mafia n’étaient que de vulgaires gangsters qui pratiquent le chantage, le racket, le meurtre, qui dirigent les réseaux de prostitution et plus tard les filières de...

le 20 avr. 2013

77 j'aime

124

Dunkerque
Totof
1

Encore un film inhumain et bidon de ce prétentieux médiocre.

Difficile d’aller plus loin dans un cinéma en apparence ambitieux, en réalité complètement inhumain et bidon. Très vite, on comprend qu’on ne saura rien des personnages. 1) Sur terre, on suit un...

le 14 août 2017

6 j'aime

Quelque part dans le temps
Totof
1

Oubliez ce film

Pour ceux qui ne l'ont pas vu (et heureusement ils sont nombreux) La meilleure raison d'avoir envie de voir ce film, c'est parce que vous aimez le roman de Richard Matheson "Le Jeune Homme, la mort...

le 22 mai 2011

6 j'aime