Trois David. Trois grands illusionnistes régnant en monarques dans des catégories respectives façonnées par leur radicalité à une époque où les cases pré-conçues peinaient à les contenir (pour peu qu’elles fussent même disposées à les accueillir). Trois rois mages, en somme, trois artistes tutélaires de ma formation sensorielle. Une dévotion inculquée par mes parents, mêlant à jamais l’impact d’œuvres fortes à l’éducation administrée par ceux qui me mirent au monde. Trois grands David surdoués qui, avec les années et pour des raisons bien différentes, se firent rares. Si la rareté contribue à rendre précieux, il est certains talents pour qui cette mise à l’épreuve est superflue. Dans ce genre de cas, il est donc logique qu’après l’absence vienne le retour, posant nécessairement la question de l’héritage et de la filiation du passé. Que ce soit pour tresser une continuité (ou une rupture) ou se faire connaître d’une nouvelle génération advenue durant l’ellipse temporelle, tout créateur envisageant de revenir sur le devant de la scène devra consacrer au moins quelques heures de réflexion à sa carrière d'antan.

Bowie ne s’y était pas trompé. En détournant la pochette du monument Heroes pour The Next Day, son retour en studio après une décennie de silence radio, il cristallisait l’ambivalence de la question. On ne peut évidemment pas être ce que l’on a été et il n’est probablement pas judicieux de le souhaiter. Pour autant, un artiste est constitué de sa carrière, d’un passé qui le suit de plus en plus près à mesure que les années tentent vainement de s’interposer. Il serait par conséquent illusoire de chercher à empêcher son public de voir ce qu’il voudra dans ce carré blanc masquant une image familière. Certains y verront une rupture, une subversion par la nouveauté, d’autres reconnaîtront tout simplement la couleur du Duc Fin.

C’était également par le passé que Lynch nous était revenu. Retournant à un format et un univers qu’il n’avait pas foulés depuis les années 90, il avait ressuscité Twin Peaks pour Showtime en 2017. De nombreuses heures d’images, comme une réponse aux expériences courtes et souterraines de la décennie de bricolages qui avait fait suite à Inland Empire, son dernier long-métrage encore à ce jour. Bowie, qui devait reprendre son rôle de Phillip Jeffries, sera excusé pour cause de décès. Fidèle à lui-même, Lynch le replacera par une grosse bouilloire.

Mais bien entendu, c’est de Cronenberg qu’il s’agit aujourd’hui. Le David canadien. Celui du body-horror, de William Burroughs, de la psychanalyse et des belles choses tordues. Celui des Promesses de l’Ombre, de la Mouche, de Faux-Semblants, Spider, The Dead Zone, M. Butterfly et Maps to the Stars. Mais peut-être et surtout celui de Videodrome, Crash ou eXistenZ. Si son nouveau film porte comme un manteau de friperie le titre d’un de ses premiers projets (probablement celui que j’affectionne le moins, d'ailleurs), le résultat est à classer du côté des cauchemars exosquelettiques et cutanés de sa carrière pré-nouveau millénaire ; eXistenZ étant son dernier fait d’armes du genre à l’orée de l’an 2000. Bien entendu, la continuité avec le reste des films cités plus haut est loin d’être inexistante. Le désormais fidèle Viggo Mortensen en est à son quatrième premier rôle pour le réalisateur, à tel point qu’il est désormais lui-même identifiable par le cinéphile comme une figure Cronenbergienne à part entière. Après avoir prêté ses traits à Burroughs dans l’adaptation de Sur la Route par Walter Salles, il avait bouclé la boucle dans Falling, son premier film en tant que réalisateur où il dirigeait Cronenberg comme acteur, le temps d'une drolatique scène de coloscopie où le grand maître incarnait un praticien tâteur de prostate avec un flegme épatant.

Cronenberg, donc, qui ne nous avait pas amenés dans les salles obscures depuis 2014 avec Maps to the Stars, film choral de névroses hollywoodiennes qui m’avait personnellement conquis. Entre temps, le deuil de son épouse Carolyn (également monteuse et coproductrice de plusieurs de ses films) et ses difficultés à financer de nouveaux projets l’avaient poussé à envisager de prendre sa retraite. Ce qui ne veut pas dire qu’il fut absent des conversations. La carrière prometteuse de son fils Brandon (auteur de l’exceptionnel Antiviral en 2012, ainsi que du très respectable Possessor plus récemment) trahit une génétique tortueuse reconnaissable entre mille. Cronenberg père avait en outre pu compter sur une disciple surdouée en la personne de notre Julia Ducournau hexagonale. Hors des comparaisons galvaudées (qu’elles soient positives ou négatives) entre le style de la nouvelle venue et les œuvres cultes de son mentor, c’était aussi pour ce dernier une garantie de voir son nom régulièrement invoqué par l'actualité critique. Tout comme Bowie avait pu compter sur la dévotion que lui vouèrent Suede, les Smiths, Placebo et consorts pour asseoir sa propre position ; tout comme Lynch avait relancé une forme de neo-noir hollywoodien (dans le sillage de Mulholland Drive arrivèrent Under The Silver Lake pour le meilleur et Southland Tales… pour le reste), le retour de Cronenberg au cinéma d’horreur ne pouvait qu'advenir dans un contexte lui devant déjà beaucoup. A peine visionné la bande-annonce de ces nouveaux crimes du futur, le rendez-vous était pris. Sans même y penser, je m’étais tenu à l’écart de tout type de discussion sur le film. Je n’avais besoin de rien de plus. Les images hantées du teaser, la partition signée Howard Shore, la présence de Viggo, de Kristen Stewart, comédienne que j’affectionne particulièrement, tout cela suffisait à faire grimper ma curiosité vers le plafond, tel le grand insecte joué par Jeff Goldblum dans le film de 1986.

C’est donc aujourd’hui, mercredi 25 mai, que j’ai découvert Crimes of the Future dans une salle totalisant en tout et pour tout 6 spectateurs (ce n’est pas surprenant, j’avais sciemment jeté mon dévolu sur la séance de 18h45 pour une tranquillité accrue) et... Ma première impression, une fois ressorti, fut celle d’un film à la fois enjôleur et mal-aimable. Enjôleur par son lignage apparent avec la veine horrifique de la filmographie de son auteur, une période évidemment adulée par les spectateurs qui aiment se triturer le cerveau et les orifices ; et mal-aimable par sa cadence, son verbe, son humour et son refus de livrer une fin décisive. Les scènes sont régulièrement étirées, parfois pesantes mais presque toujours empreintes d’un second degré qui pourra échapper à un spectateur un peu intimidé (il faut dire qu'en surface, le récit du film ne prête pas tellement à la gaudriole) et irriter le critique circonspect en quête de substance rationnelle. J’ai pour ma part laissé échapper quelques éclats de rire ça et là, qui n’étaient nullement ironiques et n'ont jamais éclot aux dépends du film. Il m’a réellement semblé que Cronenberg s’amusait avec son sujet, avec lui-même, avec les situations et les personnages, en cherchant à nous impliquer dans un questionnement de sa propre place en tant qu'artiste. Il n’en reste pas moins qu’aucun des autres spectateurs assis dans la salle n’a bronché.

Je ne serais pas surpris si, plus que par les délires gores de certaines scènes, une partie du public soit rebutée par la direction d’acteurs. Je l’ai pour ma part trouvée d'une grande richesse et d'un dynamisme constant, mais elle constituera à coup sûr un critère essentiel dans l’appréciation du film. C'est d'ailleurs un élément qui se doit d'être souligné, puisque Cronenberg explique souvent qu'il donne aussi peu de directions que possible à ses acteurs. Il semble néanmoins qu'il ait fait une exception dans le cas présent, et c'est pour moi l'une des forces indéniables du film. Kristen Stewart, qui m’a récemment embué les cils dans l'excellent Spencer de Pablo Larrain, joue ici sur un tempo spasmodique, conférant à son personnage de petite souris bureaucratique claquemurée une sensualité malhabile qui trouve instantanément sa place dans la galerie d’esprits brimés à la physicalité meurtrie déjà bien peuplée du cinéma de Cronenberg. J’ai eu plus d’une fois l’impression de voir une version féminine du personnage principal de Spider, dont l'isolement serait cette fois causé par une charge professionnelle imposant un retranchement de toute repère humain. Cette fébrilité incessante culmine lors d'une scène de baiser extrêmement touchante, d'une tendresse inattendue dans un récit à la noirceur pourtant palpable. En ce qui concerne Léa Seydoux, sans doute le visage le plus surprenant du casting, elle se distingue par le jeu naturaliste qu’on lui connaît, qui revêt paradoxalement une hypnotisante étrangeté au milieu de tant de grotesque exacerbé. Le corps de Viggo Mortensen est bien sûr à l’honneur, qu’il soit lacéré au scalpel, écartelé sur un lit sépulcral, traversé de fermetures éclair chirurgicales ou enveloppé de noir, comme pour tenir à distance un monde en mutation qui fait croître en lui les choses innommables qu’il transforme en clou de ses performances auto-mutilatrices. Chaque syllabe et expression de son jeu d’acteur s’accompagne de la manifestation d’une douleur physique que le spectateur n’est jamais véritablement à même d’identifier. La puissance extrémiste du personnage irradie chaque scène, à mesure que sa rébellion envers son propre organisme justifie de plus en plus sa posture idéologique. A ce titre, il est évident que Mortensen est un avatar de Cronenberg lui-même, qui s'interroge ouvertement sur l'obsolescence de son art et l’héritage de sa carrière, en questionnant le degré de sa propre sincérité dans ses œuvres célébrées, celles qui ont fait sa renommée.

Outre cette richesse constante de la direction d'acteurs, je suis très touché par le propos du film, qui trouve régulièrement le moyen de désamorcer certains jugements hâtifs que l’on serait tenté de lui apposer. La pâmoison geek des deux techniciennes face à un ancien modèle de sarcophage (« légendaire, il n’en faisaient déjà plus quand on a commencé à bosser pour eux ! ») me renvoie à mon propre vécu avec Cronenberg, puisque je n’ai pas l’âge d’avoir pu applaudir ses œuvres de body-horror à leur sortie. J’ai effectivement vu A Dangerous Method, Cosmopolis et Maps to the Stars en salles, mais je n’avais que six ans quand eXistenZ est arrivé. Pouvoir redécouvrir cette facette du cinéma qui a fait mon éducation dans les conditions traditionnellement prévues à cet effet me procure une joie qu’il m’est difficile d'exciser de mon ressenti critique. De plus, le propos du film sur la perception de l’art témoigne d'une bienveillance qui, l'air de rien, fait plaisir à voir chez un auteur de presque quatre-vingts ans qui entame sa cinquième décennie de carrière. Là où nombre de tentatives d’un discours sur la modernité passent avec la finesse d’un vieil homme hurlant sur de jeunes passants après une insolation sévère et quelques nuits sous un pont (Coucou BigBug et Jean-Pierre Jeunet, on a compris, papy trouve que la technologie rend con…), Cronenberg touche au sujet avec une facétie qui ne tranche jamais la question, mais ouvre le débat vers des horizons plus apaisés et stimulants. Après tout, pourquoi n’y aurait-il aucun potentiel artistique dans une tumeur abdominale ? Ou plus précisément, pourquoi chercher à systématiquement invalider le postulat d’un artiste qui aurait placé une intention esthétique construite et un véritable propos raisonné derrière la mise en scène de la tumeur en question ? Pourquoi chercher à tout prix une sincérité dans la démarche artistique, puisqu'une œuvre est vouée à être fomentée de toutes pièces par un individu bien spécifique ? Sans dévoiler l'issue du film, la dichotomie entre authenticité humaine "à l'ancienne" et évolution synthétique, entre art du cœur et construction de l'esprit, s'avère bien plus floue qu'on aurait pu l'escompter... à plus forte raison chez Cronenberg.

Tout l'enjeu est d'accepter de vivre avec son temps, les questionnements des personnages reflètant évidemment ceux de l'auteur qui les met en scène avec une douceur régulièrement désarmante. Là où on aurait pu s'attendre à un film combatif cherchant à défendre son bifteck face aux Titaneries de l'actualité récente, Crimes of the Future se révèle d’une tendresse vibrante et malicieuse, comme pour étreindre chaudement les nouvelles trognes de la grande famille des monstres de l'art. Cette ouverture n’est d’ailleurs pas restreinte au film en lui-même. Les interviews récentes de Cronenberg, où lui sont tendues de nombreuses perches concernant Instagram, Tik Tok et les gens qui regardent du cinéma sur téléphone, montrent sous son meilleur jour cette positivité lucide et clairvoyante. Le réalisateur y confie son intérêt pour la façon dont la technologie n’a de cesse de réinventer le corps et l’esprit en proposant des expériences qui, bien que différentes les unes des autres, ne sont pas moins valides pour ceux qui les sollicitent.

Par ailleurs, Crimes of the Future est singulier pour son sous-texte littéraire. Cronenberg a bien entendu investi ce domaine avec son roman Consumed paru en 2014, sa vision magistrale du Festin Nu de Burroughs, ou encore Crash, Dead Zone, M. Butterfly, Spider et Cosmopolis (films qui sont tous des adaptations, ne l’oublions pas), mais il touche ici le cœur de la question avec les mots qu’il met dans la bouche du personnage de Caprice. « Nous sommes comme des professeurs de littérature qui s’acharnent à tirer du sens d’un poème. Nous y retournerons inlassablement, jusqu’à construire une signification à partir du chaos le plus total » (je paraphrase dans les grandes lignes). Tout est dit. L’empreinte du passé sur les méfaits à venir, tout comme la beauté d’une tumeur ou l’immersion dans un film sur Ipad, tout cela est valide pour peu que l’on y trouve un sens qui rayonnera dans tout notre être. Body is reality. Crimes of the Future est à mes yeux un récit souvent sombre, régulièrement touchant et toujours passionnant, ne serait-ce que pour l'immense artiste qui se raconte à travers lui avec une précision d'exécution spectaculaire et une tendresse saisissante. Il s'agit avant tout d'une œuvre qui requiert une connaissance poussée de la carrière de son auteur pour être appréhendée (ce qui pourrait constituer une limite à la postérité du film) et qui ne sera clairement pas du goût de tout le monde. Grand Prix de l'Euphémisme 2022, me voilà.

OrpheusJay
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le 29 mai 2022

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Orpheus Jay

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