Je suis loin de connaître tout Agnès Varda, mais de ce que j'ai vu (Cléo de 5 à 7, Le bonheur, La pointe courte, Sans toi ni loi), je suis enclin à affirmer que ses films ne sont jamais banals. Et ça, c'est déjà beaucoup.

Juste après l'inoubliable Bonheur, Varda se frotte au cinéma expérimental. Elle met en scène un couple sur une île, lui écrivain en mal d'inspiration, elle femme au foyer. A la suite d'un accident de voiture, Edgar Piccoli (!) se retrouve balafré et son épouse muette. Edgar est comme un Ulysse qui flâne dans l'île, y puisant la matière de son nouveau livre, tandis que Mylène est une Pénélope d'aujourd'hui. Varda a d'ailleurs coiffé et habillé Catherine Deneuve à la façon des statues antiques - et je ne l'ai peut-être jamais trouvé aussi belle que dans ce film-là. On pourra s'amuser de voir une féministe comme Agnès Varda assigner à son héroïne le rôle d'une très sage femme au foyer. Penser contre soi-même est toujours gage de haute valeur intellectuelle. Dans Le bonheur déjà, les femmes étaient loin de cocher toutes les cases du prêt à penser féministe.

Comme l'Odyssée, le récit de Varda est imprégné de magie, de merveilleux. Ici, on trouvera des animaux qui parlent, des boutons déposés dans les poches des personnages qui influent sur leur comportement, l'image du crabe qui revient de manière insistante, un échiquier sur lequel les hologrammes des protagonistes sont manipulés par un savant fou face à notre héros. On croise d'abord deux filous savoureux : ils provoquent une bagarre pour faire déchirer un drap et en accuser ensuite Edgar afin d'en obtenir l'achat ! ; puis organisent un casse sophistiqué, en échangeant des camionnettes identiques, avant de jeter au feu les billets qu'ils ont réussi à subtiliser. On trouve aussi la gérante d'un hôtel, amoureuse d'un médecin bien plus âgé (encore un cliché anti-féministe), mais qui, en mode "détraqué", se révèle nymphomane, avant de revenir, une fois que le sortilège a cessé, au traditionnel rôle de la femme à la merci de son amant impuissant à choisir. Le vieux Quellec encore, ancien propriétaire de l'hôtel, aujourd'hui handicapé, humilié par sa fille Viviane. Un jeune, fils de fermier, dont l'ambition est de devenir maître d'hôtel.

Le film navigue sans cesse entre réalité et fiction, sans que le spectateur sache ce qui relève de l'un ou de l'autre. Certaines scènes sont colorées en rouge, on devine qu'elles relèvent du pouvoir magique. La séquence de la partie d'échecs orchestre la lutte du maître maléfique du réel (Lucien Bodard) contre le maître bienfaisant de l'imaginaire, notre héros Edgar. Mais le premier pourrait bien être imaginaire, né de l'esprit de l'écrivain puisqu'on voit Piccoli en proie à des pulsions violentes - par exemple contre les employés de l'hôtel, lorsque le rouge apparaît pour la première fois.

L'ancrage de notre Ulysse qui se frotte au monde, c'est l'Iliaque ici figuré par une sorte de château fort où Mylène ne fait que se coiffer ou réapprendre à parler. Et, bien sûr, attendre : son homme, mais aussi un bébé, qu'on verra hurler à la fin, pour clore le film. Toutes les scènes entre Edgar et Mylène respirent la sérénité d'un amour évident, qui se passe de mots justement. Les mots sont réservés à la littérature.

Varda a voulu mélanger l'aspect documentaire qu'elle avait si magistralement mis en oeuvre dans La pointe courte, ainsi que nous le montrions ici :

https://www.senscritique.com/film/la_pointe_courte/critique/266164758

et un versant "conte fantastique" clairement dédié à son mari, Jacques Demy, comme l'indique l'épitaphe en ouverture du film. Le résultat est sympathique, mais pas totalement convaincant : le mélange des registres n'a sans doute pas la maîtrise d'un David Lynch, qui eût pu signer un tel projet, à sa façon. Peut-être Varda n'est-elle pas allée assez loin dans son idée ? C'est l'hypothèse qu'elle formule elle-même, s'interrogeant sur l'échec commercial de cet opus-là, juste après le succès du Bonheur. Peut-être. Reconnaissons, quoiqu'il en soit, dans ce côté bricolé la patte d'une Agnès Varda, une patte modeste, espiègle, qui n'emporte pas toujours l'adhésion mais a immanquablement le mérite d'être stimulante.

Jduvi
7
Écrit par

Créée

le 29 juil. 2022

Critique lue 33 fois

Jduvi

Écrit par

Critique lue 33 fois

D'autres avis sur Les Créatures

Les Créatures
Cinephile-doux
5

Il en a parlé à son cheval

Noirmoutier : un écrivain et sa femme devenue muette après un accident. Les créatures est un film franco-suédois, Eva Dahlbeck y joue d'ailleurs un rôle important. Il y a aussi une partie d'échecs...

le 7 mars 2020

5 j'aime

Les Créatures
Reymisteriod2
6

L'Année "prochaine" à Marienbad : la perte du logos

Les Créatures était un film que je voulais voir depuis très longtemps. Son titre, son réalisateur et son sujet m'attiraient beaucoup. Malheureusement, je n'ai pas vraiment aimé le film... Mais ce...

le 7 janv. 2020

4 j'aime

Les Créatures
JanosValuska
4

Traitement de choc.

Edgar et Mylène vont s’installer sur l’île de Noirmoutier, car Edgar, écrivain, compte écrire un bouquin. Sur la route ils ont un accident de voiture. Dès lors, Deneuve sera muette et Piccoli balafré...

le 17 avr. 2022

2 j'aime

Du même critique

R.M.N.
Jduvi
8

La bête humaine

[Critique à lire après avoir vu le film]Il paraît qu’un titre abscons peut être un handicap pour le succès d’un film ? J’avais, pour ma part, suffisamment apprécié les derniers films de Cristian...

le 6 oct. 2023

21 j'aime

5

Gloria Mundi
Jduvi
6

Un film ou un tract ?

Les Belges ont les frères Dardenne, les veinards. Les Anglais ont Ken Loach, c'est un peu moins bien. Nous, nous avons Robert Guédiguian, c'est encore un peu moins bien. Les deux derniers ont bien...

le 4 déc. 2019

16 j'aime

10

Le mal n'existe pas
Jduvi
7

Les maladroits

Voilà un film déconcertant. L'argument : un père et sa fille vivent au milieu des bois. Takumi est une sorte d'homme à tout faire pour ce village d'une contrée reculée. Hana est à l'école primaire,...

le 17 janv. 2024

15 j'aime

3