Les Carabiniers est un film qui a beaucoup surpris à sa sortie. Mettant en scène des acteurs inconnus, filmés volontairement avec des moyens proches de l'amateurisme, animé à la fois par une volonté de réalisme, à l'encontre du film de guerre classique, mais mâtiné de dialogues irréalistes et de réflexions sur le cinéma, désormais habituelles chez Godard, il ne pouvait que surprendre le spectateur et la critique de 1963. Il nous surprend encore aujourd'hui, et le peu de place accordé à cette oeuvre dans la filmographie de Godard montre à quel point il a été peu compris.

Les Carabiniers est une fable. Les personnages sont des pauvres gens bêtes et inconscients, vivant dans une maison sordide et petite loin de la ville, mais qui s'appellent Ulysse, Michel-Ange, Vénus et Cléopâtre. L'absurdité commence d'entrée de jeu avec des noms qui ne servent qu'à masquer la triste réalité, ou qui ne rappellent que des personnages inexistants, fantasmés, sans intérêt pour la vie courante, qui n'offriront aucun recours quand les horreurs auront lieu.

Ce qui surprend d'abord, c'est l'absence de spectacle. Le décor est réduit au maximum. Pas de grandes armes, de grands généraux, de grandes discussions, de grandes charges, de grandes batailles, de grandes récompenses. Juste deux jeunes hommes à qui on va ordonner d'aller à la guerre, au nom d'un roi inconnu, face à d'autres jeunes hommes inconnus, en leur promettant richesses et femmes. Ils y vont, commettent des horreurs, filmés de manière totalement neutre, comme si ce n'était rien. Le film est glaçant, éprouvant, parce que la violence est vraie, simple, réelle. Et elle n'a l'air de suprendre personne. Comme plus tard dans le Full Metal Jacket de Kubrick, que Godard a par ailleurs détesté pour son côté grand spectacle.

Au-milieu de toute cette désolation, Godard se pose encore la question de l'art, de l'image, du cinéma. Il y a d'abord la scène où la révolutionnaire récite un poème de Maïakovski avant de mourir, qui m'a glacé par sa beauté et son tragique (tout en rappelant le contexte de la guerre froide) ; puis la scène où Ulysse est dans le cinéma, pour se divertir, et qu'il regarde une femme se mettre dans un bain à l'écran, mais évidemment on ne voit pas les parties sexuelles, alors il se tord, bouge sa tête dans tous les sens pour essayer de voir, jusqu'à aller derrière l'écran ; et enfin la scène terrible où Ulysse et Michel-Ange déballent les cartes postales de ce qu'ils croient avoir acquéri : on y trouve toute sorte de monuments, de femmes, d'objets célèbres, dont l'image est prise pour la réalité. Par ces questionnements, Godard remontre son attachement à la distanciation chère à son écrivain préféré Bertolt Brecht : amener le spectateur à se rendre compte qu'il est spectateur, le questionner sur ce statut : pourquoi va t-il voir un film de guerre ? Qu'y cherche t-il ?

Les Carabiniers un film de guerre totalement non-conventionnel. En cherchant dans l'histoire du film de guerre, on se rend compte qu'il était peu développé à l'époque, voire tabou (Espoir de Malraux, sur la Guerre d'Espagne, est resté censuré de 1938 à 1945). Un petit embryon était né avec les films de propagande américaine lors de la Seconde Guerre Mondiale, notamment ceux de John Ford. Le premier boum vient avec Les Sentiers de la Gloire de Kubrick, qui montre certes l'absurdité de la guerre, mais en fait un très bel élément esthétique. Puis arrive Le Jour le plus long, avec John Wayne. Godard semble pressentir le danger d'un genre de film qui ferait de la guerre un bel élément esthétique, un genre de film qui banaliserait la guerre. Il fait donc, par anticipation, un anti-film de guerre. Force est de constater que le divertissement lié au film de guerre a triomphé, et l'oubli d'un film comme Les Carabiniers montre un certain échec à influencer l'histoire du cinéma. Mais, trouvant ce film particulièrement réussi, je souhaiterais vous le conseiller, vous encourager à le voir, à le revoir, à le diffuser, pour défendre une certaine idée du cinéma.

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le 28 déc. 2013

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