Non content de faire couler l’hémoglobine à flots généreux dans chacun de ses films, Tarantino jubile certainement tout autant de l’encre versée, des invariables débats sur son statut de génie du 7ème art ou de faiseur écervelé, c’est selon, lorsqu’il s’agit de juger sa nouvelle réalisation. Il faut dire que le bougre n’écoute que ses propres fantasmes de cinéphile, ce qui fait la force de la plupart de ses films, et la faiblesse d’autres. Avec « Les huit salopards », il s’est encore imaginé à la croisée des chemins : un western spaghetti aux étendues enneigées comme « Le Grand Silence » de Sergio Corbucci, en huis-clos parano et électrique comme « The Thing » de John Carpenter avec lequel il partage aussi le trop rare acteur Kurt Russell, le tout mis en musique par Ennio Morricone, qui composa aussi la bande-son des deux films cités plus haut. Quentin, il voit toujours les choses en grand, quitte à noyer le spectateur dans une explosion ininterrompue de paroles et de violence. Et si cet étouffement consenti ne faisait pas finalement parti intégrante de l’intérêt de ses films ?


C’est peut-être là une grande qualité de ce nouveau massacre en règle du maître : sortir perpétuellement le spectateur de sa zone de confort tout en revenant aux sources du cinéma de Tarantino. « Les huit salopards » ressemble en effet plus à « Reservoir Dogs » et « Jackie Brown » qu’à ses films plus récents. Découpé en chapitres, ce nouveau segment de 2h 45 pose la caméra et ses personnages dans la promiscuité d’une diligence, puis d’une auberge. Une simplicité quasi-anxiogène des décors, compensée par quelques bouffées d’air frais extérieurs, ces sempiternelles montagnes blanches magnifiquement accompagnées des compositions de l’indétrônable Morricone. L’essentiel réside dans un premier temps par les dialogues continus et inspirés, qui présentent et caractérisent les personnages avec un didactisme déconcertant. Les caricatures qui s’exposent à nous ne manquent ni de panache, ni de pittoresque, et surtout pas de mystères. L’intrigue est jusqu’à la moitié du film dans une nébuleuse ou seuls les sourcils frétillants de Samuel L. Jackson et les yeux bleus craquants de Kurt Russell sont des points de repères.


Puis les façades s’érodent, le récit éclate aussi sûrement que les têtes, dans un tourbillon de rebondissements et de violence jouissifs. Tarantino distançait jusque-là le spectateur dans un blizzard narratif bavard et cocasse, il le prend ensuite brusquement par la main pour l’emmener dans les tréfonds de l’animalité humaine, où les différents de la guerre de Sécession reprennent le dessus entre les personnages d’anciens combattants. Tous les prétextes deviennent alors bon pour exploser la cervelle de ses contemporains, le bal masqué se transforme en règlement de compte sans sommation. Le charme tarantinesque y opère plus que jamais, un plaisir cathartique décuplé par la montée de tension progressive et les pirouettes narratives atypiques. Quentin dissèque son récit avec la même virtuosité que la composition des cadres, des mouvements de caméras qui font la part belle aux interprétations irréprochables des acteurs et à leurs galipettes à coup de flingues.


Du grand art, qui a l’ambition de tutoyer ses influences tout en s’en éloignant : Tarantino trouve ici un équilibre dans la démesure qu’il n’avait pas atteint depuis « Inglorious Basterds ». L’inhumanité des personnages, quasiment réduits à leur fonction narrative, dresse le portrait d’individus en perdition, s’accrochant à des valeurs révolues ou illusoires, ou à des liens de sang qui perdent leur sens dans cette mascarade grotesque et sarcastique.


Ma critique de Jackie Brown : http://www.senscritique.com/film/Jackie_Brown/critique/37680869

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le 10 janv. 2016

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Marius Jouanny

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