Le Voyage de Chihiro
8.4
Le Voyage de Chihiro

Long-métrage d'animation de Hayao Miyazaki (2001)

Hayao Miyazaki assure avoir réalisé Le Voyage de Chihiro à l’intention de sa fille de dix ans. Cadeau magnifique offert par la même occasion aux spectateurs du monde entier, de tous âges, de toutes sensibilités, éblouis de découvrir dans cette cosmogonie proliférante, aux racines spécifiquement japonaises, la portée œcuménique d’un propos universel. "Et quand il eut passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre", annonçait le célèbre carton du Nosferatu de Murnau. Ici c’est encore un pont qui sépare le monde réel de celui fantasmagorique où pénètre la jeune héroïne. Et ce sont des fantômes, déambulant dans la ville abandonnée, qui viennent lui signaler qu’elle est devenue transparente et a perdu toute consistance. Soit Chihiro, fillette en pays d'enfance, contrée si vaste que jamais Miyazaki ne semble espérer un devenir adulte des personnages : ses parents eux-mêmes sont mus par une curiosité espiègle, un appétit à combler dans l'instant. Intrigués par un tunnel au beau milieu de la forêt, ils laissent à l'entrée la voiture familiale, rêvent de terrains vagues où refaire le monde, et les trouvent dans les vestiges d'un sanctuaire à demi-noyé par les herbes. Le vent agite des lampions dérisoires, les piliers de bois flanchent sous le poids des pignons, la lumière miroite sur les vitres sales, la poussière s’enroule sur les ombres en créneaux. La famille Ogino investit une ruelle déserte où s’enfilent plusieurs restaurants. Sur les comptoirs sont amoncelées toutes sortes de victuailles. Presque aussitôt les adultes s’attablent, se mettent à bâfrer. Mais de bien curieuses lanternes vont s'allumer dans la nuit tombante, indiquant le franchissement proscrit d’un espace-temps inviolable. Et le sceau infâme de la dégradation s’abat sur eux sans qu’ils ne le remarquent : ils paient comptant le prix de leur rustre et irrévérencieuse voracité, en se transformant en porcs. La déchéance où sont réduits les siens jette la petite fille sur la voie de la rédemption. S’étant abstenue seule de ne rien ingurgiter, elle ne subit aucune altération, mais l’image heurte sa mémoire. Comment rester humaine ou le redevenir ?


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Au chromatisme saturé de Princesse Mononoké, qui voyait Nature et Homme, collectivités et croyances se livrer bataille à travers les hauts faits de l’épopée, succède ainsi le parcours d'une destinée individuelle. Chihiro découvre que la cité fantôme est une station thermale régentée par la terrible Yubaba, harpie dotée de pouvoirs affolants et grande prêtresse des bains. Paquebot aux mille lumières d’un Mississippi transcontinental, pagode tentaculaire lovée au milieu des flots, le palais dispense ablutions et restaurations à une clientèle de huit millions de divinités zoomorphes — poulpes ventripotents, spectres sylvains et autres samouraïs translucides. Intrépide, volontaire, la fillette doit travailler aux thermes et y récurer des cuves crasseuses si elle veut survivre et retrouver ses parents. Puisant en prestidigitateur dans le shintoïsme occulte d'un bestiaire de folklore, le cinéaste ouvre la boîte de Pandore de son inconscient hyperbolique et déchaîne un imaginaire en effervescence, qui ne laisse rien en place. La prise de vues tient du prodige, l'arborescence des épisodes est reine. Mais grâce à la longueur équilibrée des séquences, à la souplesse des plongées en biais, l'œuvre est frappée au poinçon d'un maître de la narrativité classique. L'univers de Miyazaki abolit le temps tout en préservant le récit qui se fraie une voie au gré des accidents d'images et de multiples bifurcations arbitraires. Le déploiement d’une fiction bourgeonnante, la profusion de ses rameaux, le nombre et la variété des personnages secondaires, l’extension du rôle de certains, la richesse de l’intrigue et sa fluidité rendent insignifiante la moindre tentative de résumé. À tout instant un monde en filigrane laisse présager un probable fondu sur celui du moment, virtualité possible qu'un seul plan suffira à faire exister à la prochaine collure. Le noyau initial gagne ainsi en volume à mesure que le récit se déroule : principe d’expansion faisant dériver chaque nouvelle situation de ce qui précède, et substituant aux transitions rationnelles, à la présentation hiératique des dramatis personae, les énigmes protéiformes de la déliaison.


La fascination délivrée par le film tient d’abord à cette fantaisie débridée, marque d’un créateur ivre de virtuosité qui ne paraît plus se soucier de savoir si le spectateur peut le suivre aussi loin. L’animation est pour Miyazaki le seul moyen d’arracher au vide sa part du feu, entre limpidité cristalline des visions et fureur baroque des formes romanesques. Si les parcs d'agrément et les intérieurs richement décorés s'inspirent des estampes de la tradition nippone, le club select de Yubaba regorge quant à lui de figures fantastiques, descendantes de Jérôme Bosch. Douairière péremptoire, la sorcière règne sur une suite de femmes-escargots et une ménagerie d'hommes à tête de grenouille et aux yeux de carpe. Rapace, obséquieuse, elle rampe en revanche devant son bébé géant et obèse, qui en un claquement de doigts devient un moustachu ventru pendant que sa mère acquiert des ailes et s'envole. Il est significatif que la soumission fusionnelle de Yubaba à son rejeton monstrueux serve de contrepoint à l'indépendance d'esprit qui définit Chihiro. Cataracte de caquètements hystériques et de bégaiements onomatopéiques, ses ordres contrastent avec les directives du simiesque Kamaji, le sage aux six bras téléscopiques, buvant d'après la coutume au goulot de sa bouilloire. Dans les dédales souterrains de son Metropolis, les susuwatari, des boules de suie ployant sous des morceaux de charbon plus gros qu'elles, alimentent la chaudière des bains. Mais cette odyssée hallucinatoire aux confins de l’irréel est également une tapisserie luxuriante de réalisme. Une flèche de lumière peut révéler, dans une féérie de couleurs, la soie d’un tapis, la transparence d’un pétale, la moiteur d’un bosquet ou le motif raffiné d’une poterie. Avec ses myriades de séductions synésthésiques, Le Voyage de Chihiro est à la fois vitrail, dessin animé, tableau vivant qu’illumine tantôt la lande chatoyante où trône une maison abandonnée, tantôt un jardin de pois de senteur et d’hortensias pourpres. Aux moteurs traditionnels de l’action et de la progression dramatique, Miyazaki préfère les attraits de la contemplation panthéiste. Jusqu’à imprimer la trace somptueuse d’une véritable épure : le trajet en train amphibie glissant sur une mer étale, ruban de silence bleu parme au crépuscule, qui semble acheminer la promeneuse solitaire vers l’au-delà.


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Plasticien de l’instabilité corporelle, de la mutation, de l’anamorphose, l’auteur atteste par une versatilité physique permanente de tous les bouleversements intérieurs. Le dualisme des personnages accentue cette propension à se manifester sous la forme d’avatars. Et l'estompage entre réel et rêvé rehausse la ligne de flottaison entre le bien et le mal, qui apparaissent comme deux forces complémentaires en perpétuel échange. Ainsi de Zeniba, jumelle vengeresse que l'on découvre plus tard douce et attentionnée, filant pour Chihiro un lacet porte-bonheur. Ainsi de Kaoanashi, le mystérieux Sans-Visage, simultanément ombre mélancolique et insatiable moloch, capable de semer la terreur en un éclair, toujours muet sous son masque blanc de kabuki. La fillette le neutralise en l’autorisant à l’accompagner partout où elle va. À plusieurs reprises, Miyazaki recourt à la métaphore du corps étranger recraché des entrailles. C’est une épine fichée dans le flanc du pestilentiel esprit de la rivière, masse fétide dont on retire une montagne de déchets : sa libération fait apparaître la tête d’un ver géant au sourire édenté, s’élevant hilare à travers les airs dans un mouvement sinusoïdal. C’est ailleurs l’abominable régurgitation du Sans-Visage lorsque l’héroïne envoie une boulette de terre dans sa cavité buccale, mettant fin à l’hypertrophie engendrée par les employés qui le gavent, sans jamais le rassasier, et font ainsi pleuvoir des poignées de pièces d’or. Après une course-poursuite effrénée au cours de laquelle il perd des lambeaux mucilagineux, comme sous l’effet subit de quelque incontinence, le puissant vomitif remplit son office, et la créature redevient docile. Ce symbole d’inassouvissement jette le discrédit sur une société de consommation à outrance dont la convoitise dévorante et le matéralisme abêtissant mettent en péril bien des équilibres. À travers la puissance extravagante de telles évocations, le cinéaste suggère que l’âme sature l’univers et qu’on ne peut s’en abstraire sans risquer son intégrité, sans en passer par un rappel à l’ordre ou par une invasion. Penseur inquiet pour qui angoisse existentielle et prospective négative sont souvent imbriquées, il attribue à maints personnages une responsabilité collective et les fait passer par des états transitoires en vue d’ouvrir une brèche à la conscience et de lui redonner foi.


Mais l’ineffable magie de l’œuvre réside avant tout dans le cœur battant de cette adorable Chihiro, contrainte d’affronter ses doutes et ses peurs, de surmonter les épreuves et les sortilèges, d’oublier provisoirement son identité afin de mieux la reconquérir. Personne ne sait comme Miyazaki rendre aussi palpable l’émotion transmise par une petite mine retroussée, par un corps chétif pliant sous la charge d’un effort vaillamment accompli, par une démarche téméraire choisissant de défier un danger mortel. Personne n’exalte comme lui les ressources infinies, le courage, l’intégrité, l’évolution intérieure d’un être qui, d’abord craintif, anxieux, hésitant, apprend la ténacité et la solidarité, prend confiance, s’assume et grandit. Au cours de ses aventures, Chihiro rencontre et se lie avec Haku, un garçon du même âge, un peu sorcier, qui se métamorphose en dragon blanc et semble très bien la connaître. Il est aussi son ange gardien, son double surnaturel, au sens platonicien, et joue le rôle du médiateur entre le domaine des hommes et celui des dieux, fonction souvent sacrificielle dans les topoï des contes. C’est lui qui redonne son nom à la fillette — et en retour, elle intercède pour son protecteur fautif, lui restitue santé et patronyme. Rien n’est moins œdipien que cet accord des deux enfants, cet amour qui les rend l’un à l’autre un instant en plein ciel, eux qui se sont connus des années auparavant et s’apprêtent à se séparer. Amour qui relit le passé et se projette dans le futur : ils se retrouveront plus tard, dans le "vrai monde", au-delà du pont. Se souvenir du nom, c'est garder intacte la réalité malgré les apparences, en dernière instance l'objet de la quête, la morale d'un film dont le merveilleux n'est destiné qu'à une chose : exister, non plus dans les délires d'un fou jetant sur le papier de quoi s'isoler du monde, mais dans l'espace possible du réel retrouvé. Le mythe n’est pas chez Miyazaki une fable trompeuse ni le témoignage d’une pensée archaïque, mais au contraire l’expression poétique d’une vérité issue du fond des âges, miroir grossissant sur la société et les mentalités contemporaines. L'apprentissage de l’héroïne est également celui de l'artiste qui, en repoussant toujours plus loin les bornes filmiques de la création, offre rien moins, peut-être, que le plus beau long-métrage d’animation de toute l’histoire du cinéma.


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Thaddeus
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le 14 oct. 2018

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