Au cœur du Silence deux sœurs s'affrontent, leur relation se détériore depuis la mort de leur père. Chez Ester l'amour fait place à l'envie, à la jalousie et même à des désirs incestueux. Anna aimait Ester, l'admirait, la prenait en modèle, mais réclame maintenant son indépendance, se moque de ses souffrances, déteste cette sœur qui n'a pas su l'aimer... Bergman construit un huis clos subtil : l'arrivée du trio en train par une chaleur suffocante, leur installation dans un hôtel où la rivalité entre sœurs s'exacerbe, une fuite en train mais en duo (Ester est abandonnée à sa maladie). Leur crise familiale est un miroir grossissant du pays où ils séjournent, ravagé par la guerre civile (des chars manœuvrent sous leurs fenêtres).


La langue locale incompréhensible accentue leur isolement, les confronte à une incompréhension réciproque : elles parlent en suédois deux langues différentes. Alors le silence et le désamour gagnent du terrain, préparent la rupture. Ester la traductrice ne comprend ni cette langue étrangère, ni le langage de l'amour. Elle tente maladroitement de créer des liens avec son neveu : peut-il lui faire la lecture ? (son activité favorite avec l'écriture). Johan préfère improviser un spectacle de marionnettes (Guignol roue de coups une femme). Sa mère couche avec un amant de hasard, alors ce Père fouettard de Guignol la bastonne. L'artiste en herbe soulage sa peine par marionnettes interposées... A l'écart du cauchemar entre adultes, l'enfant joue dans les couloirs mystérieux du palace, imagine des scénarios où chaque coup de pistolet crée la surprise.


Ester et Anna se font une guerre autrement féroce sur une question : qui doit diriger l'attelage humain, le corps ou l'âme ? Ester valorise l'âme, les travaux de l'esprit, le contrôle des pulsions sexuelles ou la fidélité conjugale. Anna défend opiniâtrement les droits du corps, sa liberté sexuelle, son indépendance vis à vis d'une sœur intrusive et d'un mari absent. Ingrid Thulin et Gunnel Lindblom incarnent avec leur charme propre ce "dialogue du corps et de l'âme", dans sa version bergmanienne : dialogue de sourdes entre deux âmes du purgatoire... L'affiche du film en noir et blanc montre Anna de profil avec derrière elle Ester vue de face. Leurs regards ne se croisent pas, elles s'ignorent comme situées sur deux planètes différentes...


Anna couche avec un prolétaire pour exciter la fureur d'Ester, qui entre dans la chambre des amants au nom de la morale, de l'honneur ou en mémoire du Père. La mésentente vire à la haine, entrelardée d'hypocrisie : malgré ses principes Ester se masturbe quand l'alcool et le tabac ne suffisent plus, et Anna - libérée sexuellement - délaisse son fils comme une chatte amoureuse, le laisse errer à l'aventure, se moque des risques qu'il encourt.


Anna est une mère charnelle, dort nue en compagnie de Johan, lui demande de frotter son dos dans la baignoire, ignore toute pudeur. Cette femme sensuelle dégage une intense aura sexuelle, traque les mâles dans des rues méditerranéennes vides de femmes. Sa moue blasée de Diane chasseresse affiche son dédain : lequel choisir ? quel embarras ! J'imagine le scandale déclenché en Suède en 1963 par cette incarnation sulfureuse d'Eve !


Quittons ces femmes en crise pour deux mâles aux âges opposés qui m'intéressent fort. Le vieux majordome est d'une rare délicatesse, ne comprend aucune des langues parlées par Ester mais l'aide de son mieux. L'empathie en fait un mime talentueux aux grognements expressifs, son visage ridé et mobile déploie des trésors d'humanité. Il devine les besoins d'Ester en vodka, en cigarettes et en nourriture. Après une crise atroce, Ester confie ses souffrances à cette âme pure qui lui apprend quelques mots de sa langue. La traductrice veut les transmettre à son neveu comme un testament spirituel (la main, l'âme...)


Le jeune Johan lorsqu'il explore les couloirs du palace préfigure Alexandre, dans le prologue de "Fanny & Alexandre". Il vit intensément dans son monde imaginaire où est prétexte à jeux, à l'exercice de son imagination (ce paradis perdu de l'enfance réjouit le cinéaste). L'enfant oriente ses antennes ultra sensibles, remarque ce qu'ignorent les adultes comme cette troupe de nains experts en cabrioles (Bergman est un dramaturge né). L'enfant élabore en silence un rapport poétique à l'existence. Quand Johan anime ses marionnettes, il transpose ses joies, ses douleurs et tous ses sentiments en spectacle, crée un art qui enrichit sa vie et celle d'autrui.

lionelbonhouvrier
8

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le 21 nov. 2018

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