Le Roi
6.3
Le Roi

Film de David Michôd (2019)

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La tête est fragile qui porte une couronne

[N.B. Le texte suivant aborde des éléments clés de l'intrigue, et le film mérite assurément d'être découvert d'un œil vierge. Les deux premières sections décrivent la relation du film aux pièces de Shakespeare dont il est l'adaptation. La dernière section seule constitue une critique du film à proprement parler.]



Le Roi est une tragédie sur la corruption du pouvoir, non une fresque historique



Il paraît assez inepte de reprocher au film de Michôd ses libertés prises avec la réalité historique, dans la mesure où Le Roi n'a jamais pour enjeu de relater les faits entourant la campagne militaire française de Henry V ou sa victoire à la bataille d'Azincourt, mais de réadapter l'Henriade de William Shakespeare. (Précisément, les deux parties d'Henry IV et, pour l'essentiel, Henry V.)


Or l'Henriade n'a pas en soi la réputation de la plus scrupuleuse fidélité aux faits, puisqu'il s'agit d'un ensemble de pièces de commande chargées en leur temps d'assurer la propagande de la couronne en honorant le nom de la maison de Lancastre et en flétrissant celui de la maison d'York. — Raison pour laquelle Henry V sous la plume de Shakespeare apparaît glorieux quand Richard III apparaît abominable.


Plus inepte encore est de faire à Michôd le reproche (qui lui a néanmoins été adressé cent fois...) de reconduire les écueils propagandistes supposément francophobes des pièces de Shakespeare. D'une part parce qu'il semble falloir ignorer royalement le dénouement de l'intrigue pour baver une chose pareille :


En effet, l'épilogue révèle que la provocation et la tentative d'assassinat du Royaume de France qui avaient fini par pousser Henry V à entrer en guerre étaient des machinations d'un de ses conseillers politiques (un propriétaire terrien qui avait un intérêt économique au conflit) et que la guerre qui vient d'être gagnée était par conséquent une pure et unilatérale campagne de conquête et d'agression.


Qu'importe, en comparaison, que Robert Pattinson interprète un Louis de Guyenne sadique et grossier prenant un plaisir délibéré à esquinter la langue anglaise («símpol ènd eugly») une fois établi que son personnage savait la France innocente des accusations que portait contre elle la couronne d'Angleterre, et que cette grossièreté et ce sadisme étaient à ses yeux ceux qu'il opposait à un envahisseur ? — soit, plus simplement... des gestes de résistance.


D'autre part, parce que la relation entretenue par Michôd aux pièces de Shakespeare est – c'est le moins qu'on puisse lui concéder – puissamment critique. Le film est une réadaptation de l'Henriade, ça ne fait aucun doute :



  • On en retrouve le personnage fictif de Falstaff ;

  • On en retrouve l'intrigue générale : un jeune Henry V sans intérêt pour la succession du trône, qui fait la honte de son père Henry IV tandis qu'il écume les rues et les auberges en compagnie de son ami Falstaff mais qui, lorsque la couronne lui échoit, se métamorphose pour devenir un grand chef militaire, souverain craint et conquérant victorieux ;

  • On en retrouve plusieurs épisodes distinctifs : les dignitaires religieux invitant Henry V à réclamer la couronne française, la provocation de la balle offerte par la France pour signifier au jeune souverain anglais son immaturité, le refus d'un grand massacre lors du siège d'Harfleur, la conversation finale avec Catherine de Valois, etc.


Mais au sein de cette gangue narrative à première vue similaire, le récit et les valeurs déployées sont si profondément opposés qu'il y aurait matière à décrire Le Roi comme un contrepied majeur au Henry V de Shakespeare, voire comme sa scrupuleuse antithèse :



  • Où, dans la pièce, le jeune Harry était hanté par le désir de plaire à son père, de se hausser à la hauteur des attentes que celui-ci plaçait en lui et de reprendre le flambeau de ses ambitions militaires, dans le film au contraire Hal méprise son père, consent à la couronne avec dégoût et a pour unique hantise de régner à son image ;

  • Où, dans la pièce, Falstaff était une figure de bonhommie populaire et de corruption morale qui éloignait le prince de la vertu attendue d'un héritier du trône en l'entraînant dans des lieux indignes de sa lignée et de son rang (et qui finissait par mourir hors-scène, malade et aviné), le film décide de faire de Falstaff un guerrier loyal, sensé, confident indéfectible du prince, figure paternelle substitutive et contre-modèle indiquant par contraste la médiocrité des conseillers officiels de la cour (il mourra cette fois bravement, sur le champ de bataille, et l'absence subséquente de ses conseils ne sera pas indifférente à la déchéance du jeune roi) ;

  • Où, dans la pièce, Harry devenait Henry V en reniant avec une implacable cruauté son amitié pour Falstaff afin de se montrer publiquement digne de la couronne, dans le film à l'inverse Hal devient Henry V en reniant avec une tout aussi implacable cruauté son père avant de trouver en Falstaff son plus proche et plus avisé conseiller ;

  • Où, dans la pièce, le prince devenu roi comblait toutes les attentes de sa cour, campant un monarque splendide, conquérant et ambitieux, épaulé par de loyaux lieutenants, dans le film il répudie absolument les vues belliqueuses de son père et se heurte à sa cour par désir intempestif de mener un règne pacifique – ce dont il sera pernicieusement empêché ;

  • Où, dans la pièce, le roi consommait son écrasante victoire d'Azincourt par une attitude de mansuétude – il prenait le temps d'offrir une sépulture aux soldats ennemis tombés au combat et, sa victoire assurée, s'enquérait des termes qui pourraient asseoir une unification durable des deux royaumes – dans le film, certes victorieux mais endeuillé et ayant toute raison de craindre un soulèvement de ses prisonniers, Hal ordonne leur exécution en masse ;

  • Où, dans la pièce, Henry figurait un monarque accompli et respecté, dans le film il est trahi par l'un de ses plus influents conseillers et manipulé de façon à œuvrer à l'exact inverse de ses projets ;

  • Où, dans la pièce, le triomphe final était entier, plein du souffle grandiose de la victoire, le film quant à lui décide d'inscrire à l'intérieur même de la victoire militaire une profonde défaite morale.


En somme, il y avait chez William Shakespeare une geste épique qui dépeignait l'avènement triomphant d'un conquérant s'élevant au-dessus de son adolescence hédoniste pour assumer son rang, et Michôd en fait le récit tragique d'un pacifiste dédaignant l'aristocratie guerrière dont il est issu mais qui, sitôt couronné, est instrumentalisé par elle pour devenir à son tour le vecteur de la barbarie.


Le goût assuré du public pour le grandiose, qui autorise la jubilation, et le dédain grandissant à l'égard de la tragédie – laquelle requiert du spectateur qu'il sache gérer une part inévitable de frustration – auraient, je crois, beaucoup à expliquer de la relative réception mitigée du film, ainsi que d'à peu près toutes les œuvres populaires authentiquement tragiques parues de mémoire récente. On n'aime guère, semble-t-il, être privé de la jouissance des triomphes unilatéraux.



Remarque additionnelle, à propos de Shakespeare



À ceux qui connaissent et apprécient l'œuvre de William Shakespeare, la description que je fournis plus haut de l'Henriade peut à bon droit paraître grossière. Shakespeare n'était pas homme à se contenter de produire une littérature propagandiste sans y intégrer de son mordant, et il y a bien une subtilité dans l'Henriade que j'ai tue : c'est que celle-ci est ainsi écrite qu'elle puisse être lue d'au moins deux manières.


Aux yeux d'aristocrates épris de leur pouvoir, l'Henriade est pensée pour sonner à la façon d'une hagiographie grandiose. Et, dans le même temps, tant d'indices s'y trouvent glissés des hypocrisies d'Henry V ou des souffrances de ceux broyés sur son chemin, qu'aux yeux d'un lecteur pacifiste posant un regard critique sur les valeurs aristocratiques et les guerres de conquête, bien assez suffit à lire dans l'Henriade un poème de la force aux accents ironiques et douloureux :



  • Le même dénouement de la seconde partie d'Henry IV présentera ainsi à certains yeux le sens du devoir retrouvé du prince héritier qui, pour le bien de la fonction, rejette un corrupteur aviné, quand d'autres y liront la détresse de Falstaff humilié et rejeté par son plus tendre ami ;

  • Le même entretien du roi avec son clergé quant à sa prétention au trône de France dénotera ou bien la vertu d'un monarque assez sage pour redouter la guerre mais assez résolu pour la mener néanmoins, ou bien la tartufferie d'un homme qui un instant demande à Dieu de le garder de se lancer avec trop de légèreté dans un conflit armé pour, en quelques minutes, s'y jeter d'enthousiasme ;

  • La même entrée du roi à Harfleur dans l'Acte III d'Henry V présentera à quelques uns la vigueur du conquérant, aux autres la terreur des pauvres gens d'Harfleur lorsqu'un envahisseur monté à cheval leur décrit les supplices dans lesquels eux et leurs enfants périront et les outrages que leurs dépouilles subiront s'ils ne capitulent séance tenante.


De mêmes tressaillements d'effroi laisseront donc le premier lectorat admiratif, quand le second n'y lira que les signes terribles de la force ivre. Shakespeare est auteur à placer de la grandeur, de l'ambiguïté et de l'acide jusque sous la peau d'un chef-d'œuvre de servilité.


Et à ceux qui, ne connaissant pas l'Henriade, seraient désireux de la découvrir pour remonter à la racine du film de Michôd, je ne peux que recommander avec ardeur l'adaptation magnifique qu'en propose la BBC avec les quatre premiers épisodes de The Hollow Crown.


Mais que j'en vienne au film lui-même.



Il était allé si avant dans le sang que, dût-il ne pas traverser le gué, revenir eût été aussi pénible que d'avancer



Il y a dans le style rêche et sans fioriture de David Michôd, dans la précarité des corps qu'il filme sous des armures trop encombrantes, chairs exposées à des armes trop lourdes, dans la présence froide de la grisaille et de la boue, et dans l'austérité élégiaque des partitions que Benjamin Britell offre à ce récit de guerre maussade, quelque chose qui en épouse tout à fait l'amertume.


L'histoire de ce jeune roi résolu à rejeter les ambitions guerrières de son père pour mener un règne pacifique, mais que les nécessités internes du pouvoir et les jeux pervers de la cour vont irrésistiblement métamorphoser pour faire de lui le bourreau qu'il s'était promis de ne jamais devenir, est à briser le cœur. Et de son esthétique à son récit, j'aurai convenablement résumé mon impression quand j'aurai dit ce film pur, froid, triste et beau.


On nous décrit donc un Henry IV vieillissant qui voulait la guerre mais n'a pu la mener ; un Henry V qui voudrait la paix mais fera la guerre ; et un pouvoir au sein duquel la volonté individuelle de l'un ou de l'autre ne pèse pour ainsi dire rien du tout, tandis que les intérêts des seigneurs dont les richesses et l'influence font ce qu'est réellement la couronne, pèsent tout.


Ainsi les intérêts capitalistiques des riches possédants, au cœur de l'État, font l'État – irrésistible machine à broyer les êtres et à servir le régime de la propriété. Qu'on place à la tête d'une chose pareille l'homme le plus pur d'intentions qui se puisse trouver en ce bas monde, et tôt il en devient à son corps défendant le pantin. Amertume, disais-je. Amertume immense.


Il est frappant qu'à chaque étape du récit, la beauté du personnage d'Harry soit illustrée dans l'échec. Pourtant le personnage ne laisse jamais de nous donner le sentiment de sa fermeté et de sa force : dépourvu de naïveté, inflexible lorsqu'il le doit, réticent à la violence tant qu'il le peut... si bien qu'il serait aisé de manquer de relever que son histoire débute dans l'échec, se poursuit dans l'échec et se solde dans l'échec.


Pour mieux dire, et là grince toute l'ironie tragique, à chaque étape Hal triomphe dans ce qui lui est ingrat, mais échoue dans ce qui lui est précieux :



  • Il triomphe à défier son père mais échoue à sauver son frère ;

  • Il triomphe à être craint de sa cour mais échoue à éviter l'entrée en guerre ;

  • Il triomphe militairement face à la France mais échoue à éviter la barbarie ;

  • Dans l'épilogue, enfin, il triomphe à débusquer le traître qui l'avait trompé mais échoue à demeurer vierge de la souillure que celui-ci lui a infligée.


Le même qui, une scène auparavant, présentait aux pieds de son frère le heaume d'un jeune prince ennemi qu'il venait pour lui de tuer au combat, et l'abjurait de renoncer aux armes dans une poignante évocation de l'absurdité de la guerre :



Un jour ce heaume sera ta tête, jetée aux pieds d'un homme qui aurait autrement pu être ton frère !



... s'entend une scène plus tard annoncer que le petit frère n'a tenu aucun compte de l'abjuration et a rencontré le sort funeste contre lequel il l'avait mis en garde. Une scène encore et le prince, cœur brisé, venge son frère défunt par de derniers mots de rage jetés au corps agonisant de son père : déjà la compassion qui l'avait guidé, muée par l'échec en colère, le laisse mauvais, honteux, en larmes.


Le même qui, contre les requêtes pressantes de ses lieutenants, tenait un siège avec patience pour n'avoir pas à commettre de massacre, finit par en ordonner impassiblement un à Azincourt une fois la victoire obtenue.
Point de non-retour de la déchéance dans la barbarie.


Mais à tout égard, la déchéance la plus terrible est la dernière...


... quand Hal assassine sous les yeux d'un enfant le traître couché à ses pieds qui lui susurre que le sang est le prix de la paix et de la grandeur, consommant par là même la victoire du traître à l'avoir traîné dans le sang avec lui.


Le roi certes écrase la tête du serpent.
Mais le serpent déjà a mordu.
Et le serpent déjà a vaincu.


Dehors la clameur victorieuse monte.
Mais le roi n'a pour lui que la honte.
Le regard apeuré de l'enfant.
Et l'amertume, immense.

trineor
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le 5 janv. 2020

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