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Le Règne Animal arrive en terrain miné, sur les traces d’un peloton certain de productions françaises se revendiquant « de genre » et censées depuis quelques années donner un nouveau souffle au cinéma français ; pêchant, pour la plupart, à véritablement filmer la matérialité de leur procédé fantastique. Thomas Cailley, à défaut d’y tailler la part du lion (du loup), propose un film qui semble au moins considérer cette problématique. Il tombe en revanche dans un autre piège, celui du scénario rendu indigeste par trop de sous-intrigues empêchant la proposition fantastique de s’y apposer avec fluidité. Frustrant, quand on s’aperçoit que le projet politique tient justement sur le fait de filmer les différents espaces et la façon dont ils sont investis, d’abord, et les évènements engendrés par leur rencontre et le glissement d’un espace à l’autre, ensuite.

Le film réussit tout de même à faire coexister les deux ensembles et à donner un repère réel à l’histoire d’Emile tout en prenant son sujet au sérieux. Le transfert de l’épouse dans un centre pour « malades » en mutation a beau être un prétexte scénaristique pour aller ancrer le récit dans un micro-univers en Gascogne, il tisse déjà la toile de fond narrative : il n’est jamais question pour quelque corps dépositaire de l’autorité d’envisager l’intégration, la cohabitation entre humains « normaux » et animaux « mutants ». On se retrouve donc obligés de s’intéresser à eux dans l’espace qui leur reste et qu’ils sont obligés de créer d’eux-mêmes, pour échapper à la suffocation, quitte à causer quelques dégâts sur leur passage : en s’enfuyant d’une ambulance avec fracas, en errant dans les rues des villes, en attaquant ceux qui les approchent, en se réfugiant surtout dans une forêt et dans l’illusion de liberté qu’elle offre.

A ciel fermé

Illusion oui, car si aucun véritable animal (à l’exception d’Albert, le chien domestique tellement bien dressé qu’il se retrouve presque représenté comme une personne docile, un membre accepté de la société) n’apparaît dans le film, c’est bien parce que l’activité humaine s’est chargée d’éradiquer la faune de cette forêt, à coups de pesticides et de battues, et qu’il n’en reste donc qu’un espace à reconquérir, un lieu de répit, mais aussi une prison dorée, littéralement à portée de fusil. Un espace nécessaire aux créatures donc mais aussi au film, qui a donc la possibilité de faire apparaître de véritables relations. La plus marquante, l’amitié naissance entre Fix, homme mutant en aigle (joué par un Tom Mercier autrement plus intéressant dans un personnage en recherche d’identité ici que quand Nadav Lapid lui fait débiter des bêtises pseudo-politiques) et Emile encore aux prémices de sa propre mutation. L’enjeu est simple, apprendre à voler. « Quel oiseau suis-je si je n’arrive pas à voler ? »

On peut bien sur voir dans Le Règne Animal tout un tas de métaphores, celle de la transidentité normalement – thèse que le rejet des marginaux par une communauté rurale tend à crédibiliser. Mais ce n’est pas tant ça qui intéresse que le basculement d’un monde vers l’autre. Et c’est là que cette fameuse enveloppe narrative, broderies sans doute censées rassurer le spectateur (mais surtout le scénariste, soyons honnêtes) viennent parasiter l’ensemble. Que ce soit du fait de Nina, la camarade de classe d’Emile jouée par Billie Blain (qui ne sert qu’à offrir une caution d’acceptation des différences dans cette jungle hostile qu’est le lycée) ou de la gendarme jouée par Adèle Exarchopoulos (qui ne sert… à rien), on se retrouve trop souvent englués dans des pérégrinations de récit invisibilisant la matérialité du propos. Du temps passé qu’on perd à observer les corps des créatures (même si, allez savoir pourquoi, le choix entre ceux qui grossissent, car un monstre doit être gros, et ceux qui conservent leurs dimensions humanoïdes apparaît légèrement arbitraire), à être fidèle au malaise d’Emile qui doit affronter ses nouveaux instincts, son nouveau groupe social, et endurer l’irrévocable incompatibilité de ces deux ensembles.

Teen wolf

A cette incompatibilité, la solution de l’hybridité n’est donc suggérée que par la caméra, filmant les créatures tantôt comme des monstres, tantôt avec prudence, préparant son spectateur pour ne pas qu’ils soient terrifiants. On voit les traces de griffures au mur avant le corps de leur auteur, on distingue du mouvement avant le plan sur un mutant. La violence graphique n’est précisément présente qu’au moment où les corps en début de mutation refusent cette hybridité, punissant leur corps d’une malédiction. Et ce refus, d’hybridité comme de nuance, transparait dans l’entièreté de l’environnement, du gérant de guinguette qui souhaite les éradiquer au lycéen politisé qui veut les libérer. Chacun imprime ses t-shirts, chacun chez soi, et Nina encore au milieu, censée être l’incarnation de la nuance. Personnages-fonctions, on a dit.

Si le choix est parfois regrettable, Thomas Cailley assume dans la mise en scène cette volonté de représenter des « types » pour graviter autour des personnages principaux. Le lycée (et les milieux scolaires en règle générale) est bien l’une des matrices originelles de la violence intra-communautaire. Le « au fait, j’fais une soirée vendredi, tu veux venir ? » lancé par le beau gosse populaire du lycée, Jordan (ça ne s’invente pas) à la suite des exploits sportifs d’Emile et qui fait sourire sur le moment est finalement très malin. Sa mutation physique, marqueur de son passage « du côté des bestioles » et donc responsable de son exclusion et de sa persécution était la même à être le biais de son intégration, via le même personnage (qui n’a par ailleurs aucune autre existence que celle de médium scénaristique, lui aussi).

Restent ces quinze minutes de grâce qui précèdent la conclusion du film, libération dans tous les sens du terme. Où on prend le temps d’errer, de regarder, on n’a plus le choix certes, mais que pouvait-il nous arriver de mieux ? Le projet se déploie enfin, le recours au fantastique prend son sens. « Attaquer, au cas où on soit attaqués », déclinaison proprement humaine de la maxime « mieux vaut prévenir que guérir » – et que l’actualité fait une fois de plus tragiquement résonner dans nos esprits en cet automne 2023 – voilà un principe que même l’improbable ne peut vaincre. A l’instar de ses personnages, le Règne animal aura eu besoin de se battre bien longtemps avec lui-même pour s’exprimer à pleins poumons.

6,5/10

Havalanche
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le 23 oct. 2023

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Havalanche

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