Il y a en fait deux films dans ce Pont des Espions, et le plus réussi des deux n'est pas celui auquel on pourrait penser.
La première partie est, de fait, bien mieux qu'une simple mise en place. D'une façon que certains américains ne saisiront peut-être pas de manière immédiate, Spielberg (et avec lui les frères Coen) démontre avec malice que c'est précisément quand on applique avec rigueur les principes (en partie fantasmés) de la grandeur morale américaine, quand on suit à la lettre et avec obstination quelque chose d’aussi basique que le droit et le respect des libertés individuelles, que l'on se retrouve automatiquement catalogué ennemi public numéro un du pays.
Cette observation, forcément pertinente dans le contexte américain d'une difficile gestion post-Guantanamo, trouve bien entendu de vivaces échos en dehors des Etats-Unis, comme par exemple le pays qui a offert au monde des choses aussi olfactivement marquées que le camembert (fait) ou Frigide Barjot (défaite).


Ne pas se faire damer l’espion


D'une manière soudain un peu déceptive, quand le film plonge dans sa deuxième partie, au moment où se jouent les négociations que l'on anticipe inextricables et complexes comme un billard à trois bandes, le soufflé retombe peu à peu. Les formidables résultats obtenus par James B. Donovan (Tom Hanks, qui se rappelle à notre bon souvenir avec sa figure qui ressemble de plus en plus à celle d'un bulldog morose) ne sont pas le fruit d'une intuition fulgurante ou de négociations tortueuses, mais simplement la récompense d'une attitude têtue, le fameux "standing man" tant admiré par son client Rudolf Abel. Pas mal, mais un peu court.


Don’t get mad, get Steven


Reste Tonton Steven. Naviguant entre aventures grand public et drames historiques depuis près de 30 ans (l’empire du soleil date de 87), le vieux loup de mer, producteur boulimique, n’a plus besoin de conseils depuis fort longtemps pour ramener son paquebot à bon port : celui du rendez-vous avec son public, dont une partie lui voue une dévotion extatique parfois (souvent ?) un poil exagérée. Son style, qui a fait tant d’émules depuis Duel, gagne un peu plus à chaque film en classicisme ce qu’il a perdu en foudroyances virevoltantes, mais un œil amateur saura jouir d’une véritable science du cadrage et du montage, qui portent la patte du vieux maître, désormais étalon.


Surtout, transparait peut-être, au travers de sa réalisation propre et un brin compassée, l’idée un peu triste que Spielberg a gentiment rendu les armes, comme s’il avait compris que le firmament des faiseurs de cinéma se passera poliment de lui quand sonnera l’heure de la postérité. Même si le meilleur du bonhomme est derrière lui, on espère qu’il continuera à nous divertir avec ce savoir-faire légèrement suranné (mais si attachant) pendant encore un petit moment.
Divertir avec un peu de classe, en 2016, c’est déjà beaucoup.

guyness

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