Le Petit Prince
6.8
Le Petit Prince

Long-métrage d'animation de Mark Osborne (2015)

Déguiser le cynisme sous des airs innocents : juste une preuve supplémentaire de cynisme

J'appréhendais peut-être un peu, au vu de la bande-annonce, la relecture infantilisante d'un roman qui ne l'est jamais. Au pire, je redoutais une adaptation superficielle... Mais une adaptation aussi traîtresse ?! En aucun cas je n'aurais cru devoir ainsi, à plusieurs reprises, baisser les yeux en pleine séance tant je serais gêné de ce que je verrais à l'écran, tant je me sentirais trahir par ma seule présence dans la salle le texte de Saint-Exupéry que j'aime tant.


Je peine à trouver les mots appropriés pour dire à quel point j'ai trouvé cela mauvais : artificiel, épais, inintelligent, laid... allez, disons le mot : détestable. Mais comment est-ce que ça peut être détestable, un film d'animation pour enfants qui dégouline de bon sentiment ? Ça a l'air tout mignon et tout inoffensif, a priori, comme ça. En fait non : sous couvert d'airs inoffensifs, ce truc accapare sans amour, sans soin, le plus cyniquement du monde, comme simple argument commercial, l'un des plus fabuleux chefs-d'œuvre jamais jaillis de la main d'un poète, pour en démolir la poésie et en trahir jusqu'à la moelle toute la subtilité et tout le sens.



Saint-Exupéry outragé, Saint-Exupéry martyrisé !



Pour entamer par où il convient, ça n'est en rien une adaptation du Petit Prince. Au mieux c'en est, comme je disais, une accaparation. Les scènes directement tirées du roman, dans le joli style d'animation papier en stop motion que les premières images promettaient, tiennent tout au plus vingt petites minutes de métrage, incomplètes et expédiées – la presque heure et demi restante étant dévolue à l'énième histoire sans intérêt d'une énième petite fille aventureuse rencontrant un énième vieillard facétieux, banalité censée retranscrire dans une parodie de monde moderne les enjeux du roman de Saint-Exupéry. Et alors l'on tombe dans tout ce que l'animation pour enfants peut avoir de plus horripilant : le simplisme, la fadeur, la bêtise, l'enjouement forcé.


Une phrase dans le film m'a particulièrement hérissé : c'est quand le vieil aviateur, juché du haut de sa maison, dit que de toute façon, cette histoire, «personne n'y comprend rien». Je me suis abstenu parce que par principe je ne parle pas à voix haute dans une salle de cinéma, mais quelle envie j'ai eu de beugler : «Personne, et pour commencer surtout pas toi !!»


Non, mais sérieusement : la seule chose que les mecs à la direction de ce film aient retenu du roman, c'est qu'il faut "garder son âme d'enfant" – et gna-gna-gna ! Que la fin voulue par l'auteur, en revanche, ait consisté à laisser mourir l'enfant tout en chérissant son souvenir, cela, semble-t-il, dépasse les scénaristes, ou bien leur a déplu au point qu'ils ont tout bonnement convenu de s'asseoir dessus, se permettant de réviser au passage l'un des plus beaux et tristes dénouements jamais écrits, pour verser à la place dans le happy end manichéen, conventionnel et sirupeux. Ceci étant, le peu qu'ils ont compris sur l'âme d'enfant, contents qu'ils sont d'avoir compris quelque chose, vous pouvez être certains qu'ils vont vous le répéter, vous le tartiner, vous le surligner et vous l'encadrer au gros néon clignotant, ad nauseam. Pas une once de subtilité.


Or l'âme d'enfant, chez Saint-Exupéry, ce n'est pas l'espèce de joie de surface creuse qui s'étale le long de ce film... ce n'est même pas la joie du tout, d'ailleurs ; c'est quelque chose d'essentiellement mélancolique – et il faut vraiment être un adulte ayant complètement oublié son enfance pour se figurer l'enfance comme un état de joie permanente, alors qu'au contraire c'est l'âge où l'on est le plus puissamment saisi par l'étrangeté des choses, puisque c'est celui où toutes les choses sont nouvelles. Bref, l'âme d'enfant chez Saint-Exupéry, ce n'est pas faire n'importe quoi en riant d'un rire forcé – d'ailleurs le Petit Prince rit peu, et se fâche quand on rit sans raison – en espérant qu'à force d'entendre rire, le public va finir par rire lui aussi et trouver merveilleux le monceau de clichés qu'on lui sert.


L'âme d'enfant chez Saint-Exupéry, c'est le regard poétique.
La capacité à contempler la beauté des choses. Y compris la beauté insensée, absurde (mais la beauté néanmoins !) des grandes personnes, plongées qu'elles sont dans leur sérieux. Ici aucune trace de beauté : les grandes personnes sont des caricatures grotesques, des monomaniaques, des pervers, de vulgaires méchants que le film, aux confins de l'exagération, va jusqu'à représenter comme de grands dégingandés blafards, assommant les enfants pour leur faire explicitement rentrer dans le crâne que la poésie et la lecture, c'est mal. Mais vous les avez vus où, dans la vraie vie, les adultes qui trouvent que la littérature c'est le summum de la subversion et qui refusent que leur enfant ouvre autre chose qu'un bouquin de mathématiques ?! La puissance du roman de Saint-Exupéry, c'est d'interpeller la part trop adulte de l'adulte réel qui le lit ; pas de peindre des aberrations qui n'existent nulle part.



De l'art de prendre les enfants pour des buses



Ce n'est tout de même pas possible, un an après que Takahata ait sorti son Conte de la princesse Kaguya, ou Tomm Moore son Chant de la mer – deux films magnifiques, prenant l'un comme l'autre tant au sérieux l'intelligence et la délicatesse des enfants – de voir encore ce prototype de film d'animation débilitant qui se permet d'attendre sur la bienveillance peu regardante du public "parce que c'est fait pour les enfants" ! À plus forte raison quand on adapte l'écrivain qui, plus qu'aucun autre, a mis dans des mots adressés à des enfants de hautes pensées et des chagrins d'adulte !


Les enfants ne sont pas des débiles !
On ne le dira apparemment jamais assez. Ils n'ont pas besoin qu'on repeigne les mères de famille en maniaques hystériques, les professeurs en croquemorts ou les hommes d'affaire en gangsters pour comprendre qu'être trop sérieux c'est se priver d'un certain goût de vivre. Ils n'ont pas besoin qu'on surligne de façon si forcenée et invraisemblable les contrastes entre le vieux monsieur gentil parce-qu'il-est-resté-un-grand-enfant et les autres adultes qui sont un troupeau de goules. Bref, ils n'ont pas besoin qu'on les abreuve des stéréotypes mille fois remâchés qui vont leur être servis toute leur vie.



Animation en carton



Si encore il y avait quoi que ce soit à sauver du reste...
L'animation en papier est jolie, oui. Et encore, uniquement sur les scènes de désert ou celles à la campagne avec les roses et le renard – ce qui doit représenter, en tout et pour tout, dix minutes de film agréables à regarder. Dans l'espace c'est bâclé, mal accommodé dans le choix des couleurs, avec parfois l'intrusion d'un doré passablement laid, sans texture et saturé de lumière blanche. Puis à quoi bon s'étendre sur les scènes papier ? La quasi-totalité du film consiste en ce truc d'animation numérique lambda sans inspiration, sans âme, mal écrit... Ça peut en voler le titre et quelques images, mais ça n'est pas Le Petit Prince : c'est un film stupide, sur une gamine traversant des aventures n'ayant aucun rapport avec la vie, juste là pour faire de l'action estampillée « joli », estampillée « rêve » ; et à cette fin ils ont jugé bon de piller Saint-Exupéry pour servir de faire-valoir.


C'est mauvais, juste tellement mauvais.
Le pire étant que ça se pare d'apparences oniriques et bienfaisantes, alors qu'au fond c'est totalement cynique et formaté. Je me fais peu d'illusions, mais je souhaite de tout cœur que ce truc se vautre lamentablement en salles, pour qu'on ne le laisse pas mettre en boîte de conserve, dans l'imaginaire des enfants d'aujourd'hui, le roman sublime qu'est Le Petit Prince !

trineor
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le 30 juil. 2015

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