[Critique contenant des spoils]

Les films de Fassbinder sont de ceux pour lesquels un oeil de cinéphile fait la différence. On peut en effet y voir quelque chose d'assez classique, presque banal, si l'on n'aiguise pas suffisamment son attention. Les critiques disponibles sur le net aident à prendre conscience de la foisonnante richesse de l'oeuvre. C'est particulièrement le cas de ce Mariage de Maria Braun, qui mérite une analyse approfondie. Donc longue.

Maria Braun incarne le pays au sortir de la guerre. A travers elle, Fassbinder interroge la capacité de l'Allemagne à se reconstruire. Son film commence, pour ainsi dire, là où Allemagne année zéro s'achevait : le film de Rossellini se concluait sur un constat sans espoir, celui de Fassbinder montre le pays à l'oeuvre.

Herman représente le passé nazi de l'Allemagne. Maria cherche à s'en émanciper : après avoir attendu à plusieurs reprises son mari au sortir d'un train, elle jette sa pancarte et déclare "qu'il faut faire quelque chose". Maria est une "femme puissante" pour utiliser une expression tendance : elle entend mener sa barque malgré les obstacles, par opposition à Betti, son amie d'enfance, qui subit et se laisse aller (grossir). Fassbinder a voulu qu'une femme exprime cette énergie émancipatrice. Il s'en explique :

Les conflits à l'intérieur de la société sont plus passionnants à observer chez les femmes, parce que les femmes, d'un côté, c'est vrai, sont opprimées, mais selon moi elles provoquent aussi cette oppression du fait de leur situation dans la société et elles s'en servent à leur tour comme d'un instrument de terreur.

Cette analyse est très éclairante car ce qui passionne dans Le mariage de Maria Braun c'est la dialectique partout à l'oeuvre : Maria veut être une femme libre et pourtant elle reste fidèle envers et contre tout à son mari ; elle semble se prostituer, sauf qu'elle déclare à Oswald : "ce n'est pas vous qui avez quelque chose avec moi, c'est moi qui ai quelque chose avec vous" et que, sans cesse on a le sentiment que c'est elle qui fixe les règles du jeu ; elle devient une femme d'affaire mais l'argent ne l'intéresse pas (elle laisse Oswald fixer le montant de son salaire par exemple) ; elle tient simultanément le rôle de femme de tête et de séductrice. Fondamentalement, la très ambivalente Maria est tiraillée, comme l'est l'Allemagne entre sa volonté d'aller de l'avant et le poids de son passé.

Une magnifique scène l'exprime : alors que Bill et Maria entament des jeux érotiques, Herman apparaît, se contente d'abord de regarder longuement, toujours cette idée de poids sous-jacent. La lutte presque sensuelle entre le vainqueur et le vaincu de la guerre oblige Maria à choisir. Elle met fin à une obscénité : non pas celle apparente d'un homme noir et d'un homme blanc s'étreignant (double symbole adressé aux racistes et aux homophobes), mais celle du sauveur se mêlant au bourreau. C'est aussi la lutte de l'avenir et du passé... et c'est le passé nazi qui l'emporte. Annonciateur de la chute du film.

C'est peut-être tout simplement cela que raconte le film : le poids du passé qui pervertit toute tentative du pays de se relever. Comme la guerre qui n'a duré que 6 ans, finalement peu à l'aune de l'histoire du pays, le mariage de Maria n'a duré que "deux jours et une nuit". Suffisant pour peser durablement et agir comme un poison.

Herman représente le refoulement de ces années sombres : il se punit lui-même en s'accusant du meurtre de Bill, puis refuse d'être aidé par Maria, il veut s'exiler pour purger sa culpabilité. Il ne parviendra jamais à vraiment retrouver Maria. Fassbinder se montre donc tout aussi pessimiste que Rosselini, mais son film s'attache à développer cette tentative d'émancipation. Comme Rossellini, mais de façon moins insistante, plus subtile dirais-je, Fassbinder montre le pays en ruine : une école qui n'est plus qu'un tas de gravats, un médecin qui n'est plus bon à soigner personne et a besoin de s'injecter de la drogue, et puis, bien sûr, la misère et le marché noir, pris en charge par le réalisateur lui-même.

Pour exprimer le poids du passé, les stigmates qu'il laisse dans le présent, Fassbinder multiplie les rappels. C'est là qu'il faut être attentif. La brèche du mur créée par l'explosion dans la première scène se retrouve dans l'appartement de la mère. Le gros plan sur les mains nerveuses du mari de Betti rentré du front se retrouve chez Oswald au téléphone avec Maria, puis chez le gardien de prison. Les cigarettes, quant à elle, servent de fil rouge au récit, d'où le gros plan sur un paquet de Camel : c'est ce qu'obtient Maria en récompense de son attitude bravache face aux G.I., ce qu'elle échange contre une broche à sa mère, ce qui l'incite à allumer la gazinière à plusieurs reprises, dont une, fatale... et, lorsque Maria ose une ultime tentative de domination d'Oswald ("j'ai besoin de quelqu'un avec qui coucher" en substance), on ne voit que le bout de sa cigarette. La cigarette est symbole de jouissance autant que de mort, les deux pôles entre lesquels oscille l'Allemagne de ces années d'après guerre.

La jouissance est incarnée par la mère : on la voit au début du film savourer une part de gâteau, fondre goulûment sur des cigarettes donc, puis se laisser bécoter les seins pour la photo de famille. Cette dernière scène se retrouve dans l'image choc de Maria vomissant au restaurant, alors qu'un couple de domestiques s'enlace voluptueusement. Maria porte en elle cette sensualité : Fassbinder l'exprime d'abord dans la relation avec Bill, montrée par le seul contact de la peau perlée de sueur, ou avec Oswald, dans la courbe d'un bas de dos dans le noir. Maria est voluptueuse, elle "couche avec qui elle veut" et choisit de préférence des hommes mûrs pas franchement sexys ! Ici, Fassbinder se montre réellement subversif comme à son habitude, car Maria ne le fait ni pour l'argent ni pour le pouvoir, juste pour la sensation qu'elle mène sa barque comme elle l'entend. Au début du film, elle tente de se frayer un chemin parmi la foule à la gare (j'ai pensé à une scène similaire, filmée en travelling aussi, dans le chef d'oeuvre Quand passent les cigognes de Kalatozov). Sa mue opérée, après le fameux "il faut faire quelque chose", elle fend la foule, à deux reprises : la foule des danseurs pour retrouver son Bill, puis la foule des voyageurs de seconde classe pour accéder à la première classe, où elle accrochera Oswald. Elle tient tête aux hommes et adopte même une attitude typiquement masculine, lorsqu'elle réclame un café, incendie cette pauvre secrétaire (dont elle est séparée par des plantes vertes) ou un déménageur (qu'elle préfère payer que remercier). Le découpage en tranches des corps lors des coïts est d'ailleurs une vision plutôt masculine, la femme pensant davantage l'être dans sa globalité (bon, ce point fera peut-être débat, c'est une vision personnelle).

Une autre scène splendide exprime l'ascendant que prend Maria sur son entourage : dans la salle à manger d'Oswald, lui et Maria dînent en compagnie du comptable. Le lampadaire au-dessus de Maria comme une auréole la désigne comme l'élue, qui va mener le jeu. En fond, un concerto de Mozart. Tout cela est filmé de l'autre pièce, juste devant le piano. Oswald se met au piano et devance la musique, idée formidable : Maria lui a insufflé cet espèce d'élan vital qui donne envie de "devancer le réel" (une scène dans les décombres avec le mari de Betti viendra développer cette idée). Maria est ainsi vue comme un élément contaminant positif, une énergie qui va permettre à l'Allemagne de se redresser. Ce que symbolisera la victoire du Mondial en 1954. Ainsi, elle passe de main en main dans la scène de danse lors de l'anniversaire de la mère, son pouvoir semblant irradier.

Une femme puissante, quoi. Mais une femme puissante empêchée.

Fassbinder l'exprime d'abord par cet art du surcadrage qu'on trouve dans nombre de ses films (ex : Le droit du plus fort) : un mur, une porte ouverte, sépare souvent la caméra des personnages, donnant une sensation d'obstacle. Dès qu'il s'agit de Maria et Herman, Fassbinder multiplie les barreaux : dans la prison bien sûr, lorsqu'ils séparent Maria et Herman ou lorsque le couple se retrouve de l'autre côté des barreaux dont l'ombre se projette sur le sol ; mais aussi dans les escaliers où Maria discute avec l'avocat d'Herman.

Le scénario utilise d'autre part la symbolique de l'enfantement, un enfantement qui échoue : alors que la première scène faisait entendre un bébé qui hurle, on ne verra nul enfant dans le film. Maria fait mine de ne pas s'en soucier, mais c'est bien l'impossibilité d'un départ à neuf qui est ici évoqué.

Il y a enfin l'utilisation des sons, bruits agressifs qui se font écho : mitraillage, marteau-piqueur, machine à écrire, clés du gardien... Ils s'opposent sans cesse à une fluidité illusoire, de façade, celle que s'efforce d'afficher Maria, prenant parfois des poses, que ce soit assise sur son bureau, dans les multiples tenues affriolantes qu'elle exhibe, ou dans sa revendication d'être "la Mata Hari" de l'Allemagne d'aujourd'hui. Maria joue un rôle, dont elle va finir par ressentir combien il est mensonger.

Dans ce parcours complexe, Maria est seule, là est la dimension mélodramatique du récit. Elle semble porter, en fait, tout le destin du pays sur ses frêles épaules. Cette solitude s'exprime à plusieurs reprises : dans le couloir de chez sa mère lorsqu'elle vient fêter son anniversaire, dans sa vaste maison où elle semble perdue à la fin. Mais surtout dans cette scène au restaurant, où elle est entourée de serveurs droits comme des piquets - Oswald la rejoint mais, détail qu'il faut voir, son verre à lui reste à l'envers alors que Maria boit, seule.

Tout cela se retrouve dans la dernière scène, celle où Herman a fait sa réapparition. Comme Rossellini dans Allemagne année zéro, Fassbinder réussit un final passionnant. Comme les pièces d'un puzzle, on retrouve tous les éléments des premières scènes, notamment celle d'ouverture, cette première scène frappante, proche du burlesque, où l'officier de mairie tamponnait un contrat à plat ventre sous les bombes ! Le portrait de Herman vu sur la table au début du film est à présent réel, capté dans un miroir de poche. Maria allume une cigarette (le fil rouge) à la gazinière en omettant d'arrêter le gaz (ce qui instaure un sacré suspens et contribue à la tension de la scène). Elle revêt une robe blanche comme à son mariage. Elle laisse couler de l'eau sur ses mains dans la salle de bain, comme dans la scène, superbe, où on lui annonçait la mort d'Herman (symbole de chagrin). Le testament qu'on vient lui lire renvoie à son contrat de mariage. Et puis bien sûr il y a l'explosion. Tout le long de cette scène, les commentaires invasifs d'un match de foot : la RFA est en train de remporter le mondial. Cette victoire est d'abord celle des hommes, ensuite celle d'une Allemagne de retour dans son agressivité, cette même agressivité qui avait déclenché les vomissements de Maria dans le restaurant lorsque le radio annonçait cette fois la volonté d'Adenauer de réarmer le pays. Le portrait de Hitler du tout début fait place aux portraits en négatif des chanceliers qui vont se succéder, marquant une continuité. Le rideau, devant le lit, peut tomber : Maria a échoué, elle peut disparaître, avec son encombrant Herman. Avec ce final répondant en tous points à cette introduction, y compris dans sa sécheresse, le film se referme sur lui-même, exactement comme dans Le droit du plus fort.

Fascinant personnage que cette Maria si pleine de contradictions, qu'Hanna Schygulla incarne magiquement ! Ariane Beauvillard, pour le site Critikat, le résume parfaitement. Je lui laisse la conclusion de cette critique :

Maria est à la fois la sainte, l’éperdue, la pute, la matérialiste, l’espoir et la mort.

Jduvi
8
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le 24 juil. 2022

Critique lue 364 fois

2 j'aime

Jduvi

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