Le double qui tue: Lecture girardienne du Limier

J'adore ce film. Contrairement à beaucoup de films que j'ai aimé sur le moment, mais dont je vois des failles se dessiner au fur et à mesure, Le Limier reste pour moi un chef d'oeuvre.


Je suis avant tout marqué par la prestation de Lawrence Olivier, qui a un charisme admirable. Son rôle d'aristocrate anglais vaguement homosexuel, maniéré du moins, est pour moi une performance superbe. En fait Olivier ne se sentait pas bien dans ce rôle, et c'est la moustache qui l'a aidé à "intégrer" Andrew Wyke.
Mais voyons l'histoire...
Nous sommes dans l'Angleterre des Trente Glorieuses, juste avant le 1er choc pétrolier.
Andrew Wyke (Lawrence Olivier, donc) invite l'amant de sa femme, Milo Tindle (Michael Caine), de Londres, à venir passer le voir à Salisbury.
Milo Tindle est un coiffeur, un coiffeur qui a réussi, descendant d'immigré italien.
On peut alors découper le film en deux parties:
- la première est le traquenard que met en place Wyke: il propose à Tindle (en fait, Tindolini, comme le rappelle Wyke, méprisant) de voler les bijoux de sa femme pour toucher l'argent de l'assurance, en persuadant Tindle que son train de vie ne suffira pas à Marguerite Wyke. Curieusement, Tindle accepte. La naïveté de Tindle dans ce film est forte: il ne se méfie pas ou peu de ce vieil homme pourtant louche. Tindle déguisé en clown (car Wyke on l'apprend plus tard, le considère comme tel) vole les bijoux, et Wyke menace de le tuer. Il tire. Rideau. Entracte.
- la deuxième est le "retour" de Milo Tindle
Deux jours après, l'inspecteur Le Bourdal (Doppler en anglais) se pointe chez Wyke. Il accuse Wyke d'avoir tué Milo Tindle.
On découvre en fait que la balle tirée par Wyke était à blanc, que Le Bourdal est Milo Tindle, et que celui-ci est bien décidé à lui rendre la monnaie de sa pièce.
Et ensuite viennent mes moments préférés...
En fait les moments purement policiers (faussement policiers, il n'y a pas de détective comme le laisse entendre le titre du film) sont les moins intéressants, ce qui est intéressant dans ce film n'est pas factuel.


J'écrivais qu'il n'y avait pas de détective (à part le faux détective Le Bourdal), en fait si, et c'est même lui qui ouvre le bal: Saint John Lord Merridew, le détective créé par Wyke et qui fait partie de sa vie. N'en déplaise à Milo Tindle ou même Michael Caine, le personnage intéressant c'est Wyke: il est obsédé par Merridew, son double. Merridew tourne la police en ridicule et c'est un aristocrate comme Wyke.
Ainsi que le dit Wyke après avoir compris que Le Bourdal n'était autre que Tindle, la vie est un jeu, et nous avons joué. Un concept tout bourgeois, comme le rappelle Tindle, et un concept nietzschéen: Wyke aspire, bourgeois décadent, à être un surhomme. Comme le dit Tindle, Wyke fait mal l'amour, ce n'est pas un "homme" comme Tindle, pas un séducteur. L'origine de son racisme, et cela peut renvoyer à des racismes actuels, est une jalousie de la virilité de Tindle: jeune, "latin", coiffeur pour dames (donc habile de ses mains, et proche des femmes).
Wyke est tout l'inverse: vieux, riche, il s'imagine dans une liaison torride avec une jeune finlandaise. Mais Tindle découvre qu'il est impuissant...
En somme la volonté de "jeu" de Wyke est très proche d'un jeu sexuel: ne pouvant pas s'adonner à des jeux sexuels, il s'adonne à des jeux de l'esprit. Mais de par leur caractère sadique, ses jeux d'esprit sont très proches des jeux sexuels... et Wyke peut être vu comme un personnage homosexuel. A la manière de Tyler Durden dans Fight Club, ce qu'il préfère c'est jouer avec des hommes, puisque son mépris des femmes l'empêche de les inclure dans ses jeux.
La dernière partie du film, où c'est Milo qui torture Wyke, est donc ma préférée car la logique du jeu sadique est poussée à son paroxysme: cette fois ce n'est pas un des personnages qui craint pour sa vie, mais la perspective pour Wyke de la prison: Milo a tué sa maîtresse, et a disséminé les preuves dans la maison. Pour Tindle c'est une vengeance de classe: les aristocrates ont humilié sa famille, son père, lui- même, à présent les riches Anglais doivent payer.
Ce retournement de situation, et de psychologie chez un Tindle plutôt aimable et consentant (consentant au jeu, comme celui du clown), nous est expliqué par les deux jours de souffrance qu'il a vécu après son presque-meurtre par Wyke.
Il a pu ruminer sa vengeance, mais aussi prendre de la distance: Wyke représente tous ceux qui ont humilié et rabaissé sa famille, la vengeance prend un aspect social.
Tindle, jadis assomé (dans la première partie du film) par le discours talentueux, ironique, dominateur, de Wyke, devient dans la troisième partie un critique de Wyke.
Tindle déploie alors des trésors de cruauté qui n'en font pas une victime: pas de gentil et de méchant dans Sleuth (le titre original), mais des hommes tous les deux confrontés à leurs faiblesses: Milo Tindle est un italien sans le sou, Andrew Wyke un vieil anglais décrépit... Mais tous les deux partagent le désir de femmes, et c'est cela qui va les perdre. Je n'oublie pas l'aspect puritain que revêtent beaucoup d'œuvres policières: derrière le meurtre, il y a le désir de femmes. Tindle est "tué" parce qu'il désire la femme de Wyke, en somme Wyke essaie, en l'humiliant, de tuer sa virilité, en le faisant se comporter comme un lâche, comme un clown.
Wyke se perd, et tue Tindle, parce qu'il désire une autre femme que la sienne: c'est bien sa maîtresse que Tindle prétend avoir tué.
En somme je n'ai pas une lecture du Limier comme une œuvre subversive, au contraire c'est un film classique. Mais qui montre habilement que, riche ou pauvre, les mêmes mécanismes opèrent: l'ego de Tindle, blessé - même s'il affirme vouloir venger sa famille, voire sa classe - l'incite à se venger cruellement de Wyke. C'est aussi l'ego de Wyke qui l'incite à tuer Tindle.
Si j'aime particulièrement la fin de ce film, c'est qu'(enfin) on voit les faiblesses de Wyke, qui se présente et se veut surhomme, plaisantant des choses les plus graves, se présentant comme presque inhumain, tant il dénigre à la fois sa femme et les étrangers (accusés de faire semblant d'aimer l'Angleterre).
Il n'y a que quand il parle de Merridew, dans les premières parties du film, que c'est différent: Wyke a placé son ego, sa fierté et donc sa faiblesse, dans ce détective imaginaire. Critiquer Merridew, c'est critiquer Wyke.


Si l'on a une lecture girardienne (celle du double) de ce film, on peut dire que Milo Tindle "imite" Wyke, est obligé de rentrer dans son jeu mimétique (dans le désir mimétique) parce qu'il est scandalisé par la farce de Wyke à son égard. Certes Wyke est allé trop loin, mais... Tindle aussi: non seulement il accepte de rencontrer le mari de sa maîtresse et donc n'a pas honte de se montrer face à lui, mais il souhaite tromper aussi les assurances en entrant dans la combine de Wyke. Il est pourrait-on dire, moralement coupable. Et donc d'autant plus scandalisé par l'humiliation que lui fait subir Wyke. Donc il va faire exactement comme lui, l'imiter, jusqu'à imiter son sadisme... Clairement au début du film, Tindle veut plaire à Wyke (et dans la vraie vie, Caine voulait plaire à Olivier, dieu vivant du cinéma), il se sent inférieur à lui. Voulant à tout prix avoir son approbation, il va plaisanter comme lui, être cynique comme lui, et accepter ses combines.
De même, en suivant la pensée de René Girard, Merridew est le médiateur externe de Wyke, tout ce que Wyke, bourgeois frileux, aurait aimé être: un détective intrépide.
Quant à Tindle, c'est son médiateur interne: son rival dans la vie, l'amant de sa femme. Girard a souvent cité le livre de Dostoïevski "L'éternel mari" comme une œuvre qui démontre les mécanismes mimétiques, et dans le Limier on fait la même expérience: Wyke invite Tindle chez lui pour qu'il lui confirme que sa femme est bien désirable, il appuie plusieurs fois sur sa puissance virile ("I am pretty much of an Olympic sexual athlete" dit-il en tenant sa queue de billard, métaphore on ne peut plus explicite).
En un sens, comme dans "l'Eternel mari", Wyke est bien content que Marguerite ait un amant jeune: cela lui confirme que Marguerite est une femme désirable, et donc lui un Don juan.
On découvre au fur et à mesure du film que cela n'est pas vrai, que le surhomme à la fois intellectuel et sexuel que prétend être Wyke n'existe pas.

Lanster
8
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le 28 août 2018

Critique lue 136 fois

Lanster

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