La scène d’exposition annonce subtilement ce que sera le reste du long-métrage : une entourloupe. Un homme décontracté répondant au nom de Charles Tatum, qui s’avérera être un journaliste sans aucun scrupules par la suite, est campé dans une voiture elle-même tirée passivement par une dépanneuse. Le voilà débarqué à Albuquerque, petite bourgade du Nouveau-Mexique, sans le sou et sans l’emploi. De manière grandiloquente, il se présente au directeur d’une rédaction d’un journal local, homme honnête et valeureux tourné au ridicule pour son port de ceinture et de bretelles. Le directeur décide de lui donner sa chance et de l’accepter dans ses rangs. Après une année entière de disettes à se ronger le frein dans cette petite mais éthique rédaction, Charles Tatum ne sera par la suite -non pas une victime et encore moins un homme décontracté tiré par la dépanneuse mais un acteur, à la fois de cinéma, qui incarne le vice et l’avarice mais aussi un investigateur voire un créateur d’événements.


Billy Wilder qui dirige ici l’un des plus grands acteurs de sa génération (Kurt Douglas) pour son film qu’il considère comme étant son préféré, porte un regard critique et acerbe sur, aux premiers abords, l’éthique journalistique. Loin des salles de rédaction rythmées que l’on retrouve dans Les Hommes du Président ou plus récemment dans Pentagon Papers, Billy Wilder envoie son anti-héros rendus sympathique par sa verve et notamment grâce à cette scène d’exposition pour un reportage sur une chasse au crotale. En chemin, Charles Tatum tombera sur un homme coincé sous les débris d’une galerie effondrée de la montagne.


À mesure que la résolution du problème tend à s’approcher, Charles Tatum manigance avec les proches, les professionnels et les pouvoirs publics pour garder l’exclusivité de l’affaire et faire de ce drame un événement exceptionnel, presque un mythe fondateur. Dans cette conquête vers l’Ouest, la population accoure pour être aux premières loges de l’événement. C’est à travers les agissements des spectateurs, puisqu’il s’agit d’un spectacle, que Billy Wilder dépasse la simple critique du journalisme, mettant en évidence la responsabilité et l’aveuglement du spectateur. Autant celui de la tragédie que celui du film qui lui-même est spectateur du drame. En effet selon Wilder, qui casse ici le quatrième mur sans jamais le regarder, ce dernier s’attaque directement au public, au spectateur désabusé qui participe et nourrit considérablement cette machine infernale, tout autant si ce n’est plus que Charles Tatum qui est un « combleur » de besoins, assouvis par les spectateurs. Il faut peut-être, même probablement, voir dans cette critique du spectateur et donc du cinéphile ramené à sa condition de citoyen, la raison pour laquelle le film ne trouvera pas son public aux États-Unis lors de sa distribution en dépit des qualités scénaristiques, d’images, de plans, de dialogues et surtout de la qualité de caractérisation des personnages nuancés et profonds qui représentent pour beaucoup des personnages quasi bibliques. À ce titre, la rédemption de Tatum l’illustre parfaitement. C’est donc un journaliste faussaire qui s’éprend de sa victime dans le dernier acte du film dès lors que lui, coupable et investigateur de cette machine infernale, devient victime de ses propres manigances. C’est le Syndrome de Stockholm inversé ou appliqué à un bourreau devenu sa propre victime.

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le 31 janv. 2020

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