Loin d’être le film le plus connu de Cronenberg, je pense qu’il s’agit pourtant de son chef d’œuvre incompris, son film le plus abouti et l’un de ses plus tordus et profonds. Car oui, même si l’on peut lire dans Le Festin Nu, au premier visionnage, un simple délire surréaliste obscur avec des attraits comiques ainsi qu'un agréable bad trip, il s’agit de bien plus que ça.


Il n’y a pas que Le Seigneur des Anneaux ou Dune qui ont eu la réputation d’être inadaptables, c’est également le cas du Festin Nu, roman hallucinatoire contant des délires cauchemardesques et paranoïaques dont l’auteur, William S. Burroughs, n’est pas étranger. Le bouquin a tellement la réputation d’être déconstruit que même Frank Zappa, David Lynch, Alejandro Jodorowsky ou même Stanley Kubrick, n’ont qu’effleuré l’idée de l’adapter ! Pourtant, chacun d’eux est une référence en matière de films complètement barrés !


Cronenberg, quant à lui, a découvert ce livre durant son adolescence, et c’est justement l’affinité personnelle qu’il développa qui rendît sa lecture de l’univers de Burroughs aussi juste. Sachant le livre partiellement biographique, il fait le choix de mêler les inventions du livre avec la vie personnelle de l’auteur ; difficile de faire plus pertinent, dans un film qui remet sans cesse en question notre perception de la réalité.



Il était évident, pour des raisons artistiques et pratiques, que je devais tourner ma propre version du Festin Nu en essayant de marier mon écriture à celle de William Burroughs. […] Rien ne servait de n’acharner à travailler sur une adaptation fidèle.
David Cronenberg, Le Festin Nu – Blue-ray éditions Les films de ma vie.



Cronenberg fait prendre substance au personnage de William Lee en le liant intimement à son auteur. Alors que 5 ans auparavant, dans La Mouche, Cronenberg fusionnait physiquement deux êtres, il les fusionne ici spirituellement, afin de mieux rendre compte de l’état d’esprit de l’auteur : la frontière entre le réel et le fictif devient floue, parfois imperceptible, et le personnage est perdu.


La mort de la femme du personnage principal est un élément biographique, mais difficile à cerner au premier abord dans le film, puisque ce personnage est dédoublé. La fin du film témoigne du chemin spirituel qu’a dû surmonter l’auteur pour accepter cet effroyable accident.


La prosodie discutable et l’interprétation stoïque et minimaliste de Peter Weller lui permettent, outre l’aspect comique, d’attribuer au personnage une personnalité atypique, qui s’infuse parfaitement dans les délires fantasmagoriques imaginés par l’auteur et retranscris ici. Et puis, ça a donné naissances à des tirades vertigineuses.



Faut exterminer toute pensée rationnelle. Voilà ma conclusion.
William Lee, interprété par Peter Weller.



Tout en étant typique de son style, avec d’infectes mutations anatomiques (Videodrome, La Mouche) et une perception erronée de la réalité (eXistenZ), Cronenberg parvient à adapter et surtout en s’appropriant – et c’est là tout son génie – l’œuvre de Burroughs avec une sincérité et une justesse déconcertantes, que l’on ne perçoit pas forcément au premier visionnage. En mêlant habilement adaptation de roman, film biographique et introspection, Le Festin Nu parvient à atteindre les hauts sommets de l’adaptation.



Dealers du monde entier, il y a un paumé imbattable : le paumé de l’intérieur.
William S. Burroughs, Le Festin Nu, en exergue du film. 


Monsieur_Cintre
10
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Top 10 Films, Top 100 Films et Les meilleurs films des années 1990

Créée

le 13 janv. 2019

Critique lue 353 fois

2 j'aime

Monsieur_Cintre

Écrit par

Critique lue 353 fois

2

D'autres avis sur Le Festin nu

Le Festin nu
Karaziel
9

La poudre de l’écrivain…

William -Bill- Lee, un ex-Junkie et écrivain frustré, reconverti en exterminateur de cafard, pulvérise une poudre insecticide au creux des meubles lorsqu’il se retrouve à court de substance, la...

le 10 sept. 2014

46 j'aime

Le Festin nu
Citizen-Ced
6

The mechanical centipede

De l'avis général, et de mon humble avis de mec qui n'y connaît pas grand chose, c'est une merveille d'adaptation et de génie cinématographique, et j'avoue que si je notais les films sur leurs...

le 11 oct. 2013

27 j'aime

2

Le Festin nu
Docteur_Jivago
6

Nothing is true, everything is permitted

Suite à des prolifiques (La Mouche, Vidéodrome, Faux-Semblants... ) années 1980 qui lui auront permis de s'installer sur le devant de la scène, David Cronenberg ouvre les années 1990 en adaptant le...

le 14 juil. 2018

19 j'aime

8

Du même critique

The Big Lebowski
Monsieur_Cintre
10

Tout commença par une souillure de tapis...

En 1998, les frères Coen ont déjà maintes fois affirmé leur style à la fois étrange, absurde, dramatique, noir et comique. Un savant mélange qui, deux ans après la réussite de Fargo, donnera...

le 26 avr. 2020

19 j'aime

3

Les Aventuriers de l'arche perdue
Monsieur_Cintre
5

Archéologue : un métier badass

Je trouve que Spielberg a un sens tout particulièrement affûté lorsqu'il est question de rythmer ses films. Il rend la narration très simple, si bien qu'à chaque moment du film, nous savons à peu...

le 1 oct. 2018

18 j'aime

5

Mon nom est Personne
Monsieur_Cintre
7

Le chemin vers la reconnaissance

Mon Nom est Personne est à la fois un western spaghetti et un hommage au genre. Il s'agirait à l'origine d'un projet de Leone - le roi des spaghettis - qui en est le producteur, et qui souhaite...

le 5 sept. 2020

17 j'aime

10