Ainsi concluait Renoir dans La Règle du jeu (voir le titre). Le film d'Amos Gitaï l'illustre parfaitement. Mêlant images d'archives et reconstitution, augmenté de deux interviews en ouverture et en clôture, entre fiction et documentaire donc, Le dernier jour d'Yitzhak Rabin se limite au camp israélien. Une bonne idée, pour éviter la dispersion sur un sujet aussi complexe que le conflit israélo-palestinien.


Bien sûr, Gitaï est dans le camp des gentils (sans jeu de mots), celui de Rabin. A-t-il voulu diaboliser le camp d'en face, ou au contraire montrer qu'il avait lui aussi ses raisons ? Comme beaucoup de spectateurs occidentaux j'ai été sidéré par la folie qui se dégage des scènes montrant la secte à laquelle appartenait l'assassin. Mais cette folie - comme toute folie, comme celle du nazisme si souvent évoquée dans le film - a sa logique propre, imparable. Le vieux policier usé se fait laminer par un Yigal Amir fanfaronnant et sûr d'être un héros pour son peuple. Le film permet d'entrer un peu dans sa tête : force de la prière psalmodiée (que je trouvais fort belle, avant de savoir qui elle concernait !), plaidoyer plein d'éloquence d'un ancien, démonstration par une psy de la déficience mentale de Rabin, et surtout textes de l'Ancien Testament venant justifier l'assassinat... Pas de doute, pour Amir c'est un devoir sacré de débarrasser Israël de ce dirigeant qui veut brader la Terre sainte.


Les raisons de Nétanyahu, on peut aussi les comprendre. Il manipule les foules à son avantage, soufflant le feu sur la braise, pour renverser la vapeur. Tout n'est pas que cynisme : on peut fort bien l'imaginer convaincu que Rabin est un traître à sa patrie. Et puis, tous les politiques fonctionnent ainsi, flattant les bas instincts pour en tirer profit. Simplement, lorsque l'enjeu devient aussi sensible leur habileté peut mener au drame. Mais souvenons-nous qu'ils répondent toujours à un paradigme puissant dans l'opinion. Se contenter d'accabler les politiques, aussi vils soient-ils dans le cas de "Bibi", est donc à mes yeux toujours une solution de facilité. On a les dirigeants qu'on mérite...


Gitaï montre bien que le pays est scindé en deux : à la foule immense des pro Rabin, ivre d'espoir, répond la foule immense des supporteurs du Likoud, ivre de haine. Dès lors, si l'assassinat de Rabin avait pu être évité, l'Histoire aurait-elle tourné autrement ? Rien n'est moins sûr à mon avis. La paix est un processus fragile, alors que les rancoeurs accumulées sont, elles, très solides. Un peu le pot de terre contre le pot de fer.


En voyant la scène, très réussie, du démantèlement par l'armée d'une mini colonie, on ne peut qu'interroger l'ambivalence de notre regard : je crierais sans doute au fascisme s'il s'agissait de militants écologistes défendant une cause juste. Là, j'étais du côté de l'armée, soulagé qu'on chasse ces gens totalement fanatisés.


Oui, chacun a ses raisons, c'est pourquoi la veuve de Rabin n'a pas de colère, juste une immense tristesse, celle de voir son pays incapable de sortir de cette nasse. D'ailleurs, ce que montre le film c'est que Israël n'a voulu regarder que les manquements à la sécurité qui ont permis l'assassinat : lorsque la jeune avocate montre comment la complaisance vis-à-vis des colonisations illégales a créé une atmosphère propice à ce qui est arrivé, on lui rétorque que ce n'est pas le sujet de la commission d'enquête. Comme les Américains après le 11-Septembre, le pays refuse d'examiner en profondeur ce qui le mine, au profit de la surface - les manquements à la sécurité.


Ceux-ci ont de quoi étonner, certes. Personne ne semble avoir remarqué ce jeune homme qui se balade tranquillement à quelques mètres de Rabin ! Il se paie même le luxe d'interdire à un journaliste de filmer. C'est là que le choix de l'acteur par Gitaï est très bon, car il respire l'audace et la détermination. Comme tous les fanatiques, il ne cherche pas à échapper à la police, ce n'est donc pas lui qui a crié "ce sont des balles à blanc !" Le mystère reste entier.


On pourra reprocher au film ses redondances : il montre plusieurs fois la scène du crime, plusieurs fois Amir plaçant les balles dans le barillet de son revolver, nous inflige à chaque témoin le traditionnel "vous devez dire la vérité"... Et pourtant, miraculeusement, le film ne m'a pas semblé long. Comme tout métrage dépassant les deux heures, j'avais prévu de le voir en deux fois et je me suis surpris à ne pas trop sentir le temps passer. Les comédiens sont tous très bons, notamment le chef de la police vindicatif, le chauffeur sincère (dans son estimation de 1mn 1/2 pour le trajet vers l'hôpital), le garde du corps accablé (et que le tribunal accable avec un peu trop de facilité). Tous rendent le film vivant. Il y a aussi cette scène très drôle, avec une responsable de la police déterminée (jeune et basanée, on coche toutes les cases), faisant face à une meute de journalistes. Ce qui nous change de ces trois messieurs du tribunal qui donnent des ordres à l'avocate à leur gauche.


La fin du film propose une lecture symbolique de l'assassinat, par le président de la commission d'enquête. Ce crime marque la fin d'une époque où Israël se faisait fort de résoudre les différents politiques autrement que par la violence. Rien moins que la définition de la civilisation. Gitaï nous l'apprend dans le livret qui accompagne le DVD, Rabin était aussi le seul à avoir eu le courage de reconnaître qu'il avait expulsé des Arabes en 48. Un sujet sur lequel le pays fait l'autruche, comme si les Arabes étaient partis "d'eux-mêmes"... Briser des tabous est rarement pardonné. Dans une autre séquence d'archive, on le voit préoccupé de la sécurité des Palestiniens dans la bande de Gaza, de leur approvisionnement en eau et en électricité. A l'instar d'un Nelson Mandela, il est capable de voir au-delà de son propre camp, par bonté peut-être, par réalisme sûrement. Un anti-Nétanyahu en quelque sorte. Le film s'achève sur des affiches de "Bibi" victorieux. Rien ne dit qu'avec Rabin la paix aurait vu le jour, mais rien n'interdit de voir cet assassinat comme une rupture brutale, ouvrant la voie à la déchéance. Ce que l'Histoire tend à confirmer.


Bien pensé, bien interprété, captivant, posant de bonnes questions. Pourtant, le film ne m'a pas appris grand chose : que le Likoud exploite la peur des Israéliens, je le savais ; que les extrémistes fonctionnent en vase clos, s'enfermant dans leur folie (et qu'ils voient la folie chez les autres), aussi ; que la sécurité puisse être incroyablement défaillante sur de grands événements, de même ; que le laissez-faire vis-à-vis des implantations illégales mènent à la légitimation de la violence, je l'avais aussi noté. C'était surtout pour mieux comprendre la question israélienne que j'avais choisi ce film, et de ce point de vue je suis un poil déçu. Il vient plutôt comme un rappel, toujours utile, de grandes vérités sur le fonctionnement humain. En particulier celle-ci, qui donne au film une portée universelle : "le pire, c'est que chacun a ses raisons". Même lorsque le pire advient. A garder toujours en tête.

Jduvi
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le 29 mai 2021

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Jduvi

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