Le Décalogue 1 - Un seul Dieu tu adoreras par Lian Yu

Exode 20:3
Je suis l'Eternel, ton Dieu, qui t'ai fait sortir du pays d'Egypte, de la maison de servitude. Tu n'auras pas d'autres dieux devant ma face. Tu ne te feras point d'image taillée, ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre, et qui sont dans les eaux plus bas que la terre.…


C’est en 1988 que Krzysztof Kieślowski réalise Un seul Dieu tu adoreras, le premier film du Décalogue, un puzzle composé de dix téléfilms destinés à la télévision polonaise, découpé selon les 10 commandements divins. Il y met en scène des hommes et des femmes soumis aux questionnements existentiels et aux tourments de l’âme tel que la mort d’un enfant comme évoquée dans le premier film.


Ce dernier, sobrement intitulé Dekalog, jeden ou Un seul Dieu tu adoreras, raconte le décès soudain d’un enfant, au cœur d’un milieu familial partagé entre l’athéisme du père et le fervent catholicisme de la mère.
On y découvre Krysztof (Henryk Baranowski), son fils Pawel (Wojciech Klata qui jouera par la suite dans La Liste de Schindler) et sa sœur Irena (Maja Komorowska). Krysztof est un professeur linguiste, vivant seul avec son fils. Il possède une vision logique, calculatoire, scientifique et pragmatique des choses. Ce qui ne peut s’expliquer rationnellement n’existe pas. 'L’âme n’existe pas' Kieslowksi arrive parfaitement à montrer en quoi la relation père-fils qui les lie est ici bien plus forte qu’elle ne pourrait l’être en temps normal. On sent que le duo partage une entente enjouée. Krysztof enseigne l’informatique à son fils, ils jouent ensemble aux échecs et partagent une même passion pour la science.


Après le mystérieux plan du paysage enneigé annonciateur de la tragédie, le film montre un pigeon venu picorer les graines placées par Pawel sur le bord de la fenêtre enneigée, devenu sujet d’observation par l’enfant qui voit en l’animal un fascinant spectacle. L’animal volant et battant des ailes entre dans le cadre ouvrant alors le métrage. La découverte du chien mort près du lac vient s’opposer à la vision du monde extérieur donnée par l’oiseau. Le chien inerte sonne faux, absurde, dans le monde régi par Dieu. L’animal fit paraitre chez Pawel une série de questions existentielles qu’il partagea avec son père. 'Pourquoi ils meurent, les gens ? Le cœur cesse de pomper le sang. Le sang n’irrigue plus le cerveau.' Krysztof y trouvera une explication anatomique. L’âme ne peut persister après le décès, seule la mémoire de la création du défunt demeure. Les êtres peuplant la Terre sont matériels.


Chez sa tante Irena, l’enfant posera les mêmes questions. Etant extrêmement pieuse, elle y apportera une tout autre réponse.


-Nous [Krizstof et elle] avons été élevés dans la religion catholique. Bien plus tôt que toi, il a remarqué qu'on pouvait mesurer et compter un grand nombre de choses. Toutes les choses, a-t-il cru ensuite. Et c'est resté comme ça. Il n'y croit plus tout a fait, mais ne l'avouera pas. La vie de Papa peut paraitre plus rationnelle, mais cela ne veut pas dire que Dieu n'existe pas, même pour lui. Tu comprends ?
-Pas très bien.
-Dieu existe. C’est très simple, quand on croit.
- Et toi, tu crois en Lui ?
- Oui.
- C’est quoi, Dieu ?
- Que sens-tu, à présent ?
- Je t’aime.
- Justement. Et il est là-dedans.


Elle l’inscrit aux heures de catéchisme afin qu’il reçoive une éducation religieuse catholique. Son père ne s’oppose par ailleurs pas à cette décision. L’enfant sera alors confronté à deux visions discordantes de la spiritualité.
Cette dichotomie, la science et la foi, est l’un des sujets principaux du métrage. Mais considérer que Kieslowski en a fait le thème principal est, à mon sens, se tromper sur ses intentions. La question des dix péchés capitaux permet essentiellement d’aborder le futur de la Pologne et celui de ses habitants. Par ailleurs, les deux courants religieux majoritaires y étaient le catholicisme et l’athéisme.


Dans le cours qu’il donne à l’université, Krisztof explique à ses élèves qu’un ordinateur sera un jour capable de traduire n’importe quel texte, même le plus intraduisible poème, dans n’importe quelle langue. La poésie étant intraduisible par essence. Cette intelligence artificielle permettra notamment à l’homme de s’affranchir des langues actuelles.


Référence à Frankenstein de Mary Shelley, où le docteur éponyme donna la vie à un être créé de toutes pièces, ou encore à la Genèse, où les habitants de Babel parlant une langue unique, bâtirent une tour suffisamment grande afin de prendre d’assaut le Ciel. L’image qu’il se fait de l’intelligence artificielle n’est pas pragmatique, elle est le fruit de son idolâtrie, subrogeant Dieu à la technologie. Le père n’est en rien athée ; la science, la modernité et ses outils sont simplement des substitutions à la Sainte Trinité catholique. Par ailleurs, Kieslowski filme les ordinateurs comme des objets mystiques, la cabaleuse lumière verdâtre des écrans illumine le salon comme si elle était porteuse d’un précieux message.


Cet étrange sentiment mystique est renforcé par l’apparition de nombreux évènements anormaux tels que le message ‘I am ready’ (Je suis prêt) qui s’affiche sur l’écran d’ordinateur du père ou tel que le flacon d’encre qui se perce spontanément.
Dès lors, on y comprend le père se voit puni de son orgueil par une justice divine. Le pigeon du premier plan devient un oiseau de mauvais augure et les patins que l’enfant contemple allégorisent une épée de Damoclès. La raison laisse place à quelque chose d’autre. La glace du lac s’est brisée alors que les calculs et le test du père s’accordaient sur sa solidité, comme si Dieu venait sanctionner le père. Le duo père-fils vient rappeler la ligature d’Isaac, autre épisode biblique durant lequel Dieu demande à Abraham de lui sacrifier son fils afin de prouver sa foi (Genèse 22 :1). Le sépulcral homme du lac qui apparaissait sur le premier plan du film semble alors incarner le Verbe. La tragédie du film tient de l’orgueil du père de se croire capable de prévoir les lois de la nature.


Toute la séquence suivant la mort de Pavel et précédant la découverte de son corps est saisissante : les enfants croisés semblent subitement habités par une conscience supra-rationnelle. Comme s’ils comprenaient la mort ou pouvaient communiquer avec un au-delà telle la petite fille qui sonne à la porte de l’appartement quelques secondes après que le flacon d’encre s’est brisé.
L’eau possède également une place importante dans le film ; la glace fragile du lac funèbre, les larmes qui coulent sur les joues d’Irina, l’eau brisant la bouteille de lait mais surtout l’eau bénite glacée que Krysztof passe sur son front lorsqu’il se recueille dans l’église pétrifiée, évocation explicite du baptême chrétien. Le métrage se conclut alors par le visage de Pawel disparaissant image après image, sur l’écran de son l’ordinateur.


Krzysztof Kieślowski
"Si je devais donner le message essentiel du Décalogue, ce serait: “vivez avec égards, regardez autour de vous, prenez garde à ce que vos actions ne causent pas de préjudice aux autres, ne les blessez pas ou ne leur causez pas de peine”. "

LianYu
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le 3 janv. 2022

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Lian Yu

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