« Pourquoi ils meurent, les gens ?
- On meurt du cœur, du cancer, des accidents de la route, de vieillesse…
- Non… La mort, qu’est-ce que c’est ?
- Le cœur cesse de pomper le sang. Le sang n’irrigue plus le cerveau. Le mécanisme s’arrête… Se bloque… C’est la fin. »


Si le thème des dix commandements n’est qu’un prétexte pour explorer les tourments de l’âme humaine, ce premier épisode du Décalogue tourne bel et bien autour de la religion. Un jeune garçon tombe sur le corps d’un chien. En pleine interrogation sur la mort, il se confronte à deux approches du monde : celle de son père, rationnaliste et scientiste, ainsi que celle de sa tante, plus spirituelle et abstraite.


« Dieu existe. C’est très simple, quand on croit.
- Et toi, tu crois en lui ?
- Oui.
- C’est quoi, Dieu ?
(Elle l’embrasse.)
- Que sens-tu à présent ?
- Je t’aime.
- Justement. Et il est là-dedans. »


Pourtant, ces deux visions sont fragiles : la tante semble à peine croire ce qu’elle dit, et le père est une sorte de croyant refoulé dont le rationalisme s’effrite à chaque incompréhension. Un soir, il calcule la solidité d’un lac gelé pour voir si son fils peut aller patiner en toute sécurité. Alors que tous les signaux sont bons, la glace cède et le jeune garçon meurt. La tante est dévastée, le père s’agenouille devant son Dieu, en qui il n’a jamais vraiment cessé de croire.


Le Décalogue s’ouvre donc sur un drame pessimiste dépeignant un monde cruel peuplé d’êtres fragiles. Néanmoins, il ne faut pas voir en Kieślowski un réalisateur cynique se complaisant dans la noirceur, mais un cinéaste qui aime ses personnages et se soucie de leurs dignités. Le duo père-fils est d’une rare pureté car dénuée de conflit : ils s’aiment profondément, partagent une passion commune, et il n’est pas question de les tourmenter inutilement de façon à rendre la séparation encore plus douloureuse. De plus, leur relation est toujours filmée avec une sobriété éloignée de tout académisme, et la musique n’est jamais outrancière : elle n’appuie pas l’inquiétude du père mais seulement sa douleur lorsqu’il apprend le sort de son fils. Le réalisateur se tient toujours à la bonne distance de ses personnages, suffisamment loin pour les respecter, et suffisamment proches pour leur témoigner de la compassion.


Si Dekalog 1 se déroule dans un univers réaliste, le film distille quelques touches métaphysiques ici-et-là : un flacon d’encre qui se brise sans raison ou un ordinateur qui s’allume tout seul, fantastique représentation de notre tendance à donner du sens à ce que nous ne comprenons pas. Et puis il y a ce mystérieux observateur silencieux, cette présence mystique qui, comme Dieu s’il existait et avait un cœur, pleure des malheurs du monde sans jamais intervenir. Ces quelques éléments ouvrent la porte à un monde inaccessible n’ayant pas forcément de lien avec la religion, qui ne serait qu’une façon de l’interpréter. À l’image de la mort, ce monde nous est entièrement inconnu et jamais le réalisateur ne nous en dira rien.


Bouleversant sans être outrancier, cruel mais juste sur notre condition tragique, rempli d’amour pour ses personnages : Kieślowski signe là l’un de ses plus grands chefs-d'œuvre, celui d’un artiste tétanisé par la mort dans lequel chacun peut se reconnaître. Il faut néanmoins se confronter à des films comme celui-ci pour appréhender la perte de nos proches et, à terme, notre dernier voyage à nous. Car finalement, du plus nihiliste au plus spirituel, et comme le dirait Ingmar Bergman, un autre cinéaste également terrifié par la mort : « on naît sans but, on vit sans comprendre et l'on meurt anéanti ». Il ne tient qu’à nous de donner du sens à nos existences.


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le 28 nov. 2021

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