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"Ce qui se passe ici, on ne peut pas le regarder avec nos yeux d'avant."

Dans le froid ambiant, quoi de mieux que de retrouver un peu de chaleur autour d'une revigorante dégustation de chair humaine au milieu de la Cordillère des Andes ? Bon, pas mal de choses, on vous l'accorde, mais cette adaptation de la forcément toujours sidérante histoire du crash du vol Fuerza Aérea Uruguya 571 et de ses survivants (dont la majeure partie était une jeune équipe de rugby uruguayenne), obligés au pire pour survivre durant soixante-et-onze jours dans les conditions les plus extrêmes, s'impose d'emblée comme un des moments forts de l'année cinématographique 2024 !

Évidemment, avec le talent qu'on lui connaît, notamment pour conjuguer l'amplitude universelle des émotions humaines à celle d'une catastrophe dévastatrice ("The Impossible"), Juan Antonio Bayona est le principal chef d'orchestre de la réussite de cette vision d'une tragédie restée dans les mémoires par ses parts les plus obscures qu'elle distille dans les esprits à sa simple évocation. D'ailleurs, c'était peut-être justement le problème le plus important d'un nouveau long-métrage sur ce sujet (surtout d'une durée aussi imposante et après déjà quatre adaptations sur grand écran): ne pas titiller une curiosité assez forte autour de cet événement dont une grande partie du public connaît la teneur et les pires contours. Mais, comme à son habitude, la force de la mise en scène -et donc la nouvelle lecture qui nous en est faite ici- par le réalisateur espagnol va tout emporter sur son passage.

D'abord, par la maîtrise assez dingue du récit qui, en parallèle de nous plonger dans les recoins les plus sombres de la page cannibale attendue, va nous happer sur tous les autres aspects de survie de ce cercle de rescapés où, certes, quelques visages et caractères se distinguent brillamment (Numa en tête) mais qui est vu avant tout comme une seule entité humaine face à cet environnement austère, un antagoniste omniscient ayant manifestement décidé de tout mettre en oeuvre pour les briser jusqu'à atteindre les tréfonds de leur collectif d'âmes en détresse. Que soit en termes de rebondissements savamment dilués sur l'ensemble (et tout est véridique, du moins, rapporté par les vrais protagonistes, bon sang !) ou du flot d'émotions délivré par sommets sur la durée, "Le Cercle des Neiges" ne cesse d'élargir son éventail sur ces deux aspects afin de nous captiver autant dans ses moments de plus terrible obscurité que ceux de vive lumière.

Comment ensuite ne pas aborder la mise en scène en elle-même, support indéfectible de la solidité de ce récit par son habilité à en exacerber tous les points forts, avec le double visage de ce cadre (sans pitié et magnifique à l'écran) pour le répercuter sur les dilemmes tourmentés des survivants, déchirés entre leur humanité et leur envie de survivre par tous les moyens ? Encore une fois, la réalisation de Bayona est irréprochable, nous secouant avec la même force que les drames successifs qui s'abattent sur ses héros, nous enfermant dans le huis-clos oppressant d'un abri de fortune où la chappe toujours plus croissante des souffrances qui y règne se fait ressentir presque littéralement, éteignant une à une devant nos yeux les rares braises restantes d'une jeunesse innocente en train d'agoniser à cause d'une Mère Nature que l'on croirait douée de la conscience la plus perfide à leur égard, nous égrenant les noms et les âges des mourants pour nous ramener bien sûr à la réalité du drame mais aussi pour en jouer de façon sensible et astucieuse lors d'un tournant décisif de la narration, nous faisant magistralement vibrer grâce à un final à la puissance émotionnelle imparable, où la chaleur d'une séquence symbolique absolument magnifique (la rivière) vient transpercer les glaces pour s'emparer petit à petit de l'intégralité de l'écran au son de la partition inspirée de Michael Giacchino... Bref, en faisant magistralement de nous, spectateurs, un rescapé du vol Fuerza Aérea Uruguya 571 qui, pour rester en vie, a dû commettre l'innommable.

On terminera bien entendu sur le virage cannibale vis-à-vis de passagers décédés, envisagé dans la seule optique de survie pure et dure de la part d'hommes devenus complètement impuissants face à leur sort. Par l'entremise de différents caractères et hésitations sur ce choix qui n'en est bientôt plus un, "Le Cercle des Neiges" n'élude aucune question engendrée par ce point de non-retour, le confronte aux dernières barrières que sont la morale, la loi, la foi, les conventions sociales et, plus simplement, ce qui nous définit philosophiquement en tant qu'être humain avant de basculer dans un inéluctable où ce qui peut être encore vu par certains comme une viande de subsistance prend soudainement un visage, se transforme pour d'autres en une denrée banale au détour d'un bout de chair arraché sur un tas de vertèbres comme un vulgaire chewing-gum ou devient un leg volontaire laissé comme la plus grande preuve de fraternité envers autrui qu'il puisse exister.

Alors, oui, si on devait y pointer du doigt un petit défaut, on pourrait penser que des rugbymen d'une vingtaine d'années se posant autant de questions existentielles (par l'intermédiaire de dialogues aussi profonds et bien écrits qui plus est) résonnent un peu faux, et ce sans préjugés hâtifs, même dans ce contexte, mais la force de conviction d'un formidable casting dans son ensemble arrive sans mal à nous le faire oublier (mention spéciale à Enzo Vogrincic, un Adam Driver uruguayen sur pattes qui ne fait que lui ressembler de plus en plus au fil de la dégradation physique de Numa).

Pas sûr que vous verrez la charcuterie d'une raclette dégustée entre amis d'un bon oeil après avoir passé un tel séjour dans ce "Cercle des Neiges" mais, une chose est certaine, vous aurez vu un des meilleurs films de survie de ces dernières années. Et peut-être même le plus fidèle long-métrage (dixit un des rescapés) consacré à cette folle histoire d'hommes ayant fait le choix de rester debout par tous les moyens.

RedArrow
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le 14 janv. 2024

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