Une bande bleue, une bande ocre. L’écran semble devenu un gigantesque hommage à l’azur du ciel, au jaune des sables ; un magnifique tableau d’air, de lumière et de vent. On pourrait multiplier les dithyrambes tant est admise l’incomparable séduction de ce chant du désert. Par-delà le destin houleux et tourmenté d’un être hors du commun, le film s’offre comme une merveilleuse orchestration sur le thème de l’envoûtement. Jamais auparavant, et sans doute jamais depuis (hormis chez Stanley Kubrick), la majesté de l’espace et du silence n’avait atteint un tel degré de beauté et de grandeur. Réellement conçue aux dimensions du 70mm, l’œuvre accuse par son format large l’aspect contemplatif et obsessionnel d’une question dépassant le symbole pour revêtir un caractère métaphysique : la confrontation de l’individu à l’immensité. À tel point qu’on se demande comment on a pu supporter de la voir réduite dans l’étroite fente élongée de ses moult diffusions timbre-poste à la télévision. Lawrence d’Arabie est un monument de pompe et d’inspiration, d’extravagance et de précision, érigé au rang des classiques statufiés du cinéma anglo-saxon, quelque part entre Citizen Kane, Casablanca et Le Parrain. C’est une fresque somptueuse contée à la manière d’une chanson de geste, dépassant de très loin les limites de la superproduction qu’on lui a assignées, faisant preuve d’une audace folle dont David Lean lui-même, emporté par son sujet, n’a peut-être pas mesuré l’ampleur. Ainsi l’illustrissime transition du lever de soleil sur l’étendue infinie, enchaîné à l’extinction d’une allumette soufflée par l’amoureux des dunes, s’inscrivait-elle, six ans avec l’os-astronef de 2001, dans la grande anthologie de l’inexprimable miraculeusement formulé, celui par laquelle la fulgurance de l’intuition et la clarté de l’intention se fondent en une même poésie pure.


Les yeux vinyle maquillés de khôl, le corps drapé de blanc et d’or, Lawrence déploie sa djellaba, sa ferveur et ses troupes dans un cadre incommensurable, captivant, moral. "Pourquoi aimez-vous le désert ?Parce qu’il est propre", répond-il. Combien de "nuits brasillantes d’étoiles", de "paysages d’or couverts de plantes safran" dans Les Sept Piliers de la Sagesse ? Combien de clichés dont le film se débarrasse avec panache ? Aux antipodes de la fiction, le lieutenant de l’armée anglaise était petit, prognathe, frêle et sec comme une vieille chèvre. Peter O’Toole, fabuleux, presque inhumain, lui prête un physique d’archange, une silhouette d’ajonc, un visage de madone. Ce jeune étudiant qui a traversé la Grande Guerre assis sur un chameau ou dans une Rolls-Royce Blue Mist chargée de 5.000 souverains d’or, cet écrivain qui a débuté par un article sacrilège sur le cricket et fini par un manuel d’entretien des vedettes de l’aviation, cet érudit qui a réuni deux traditions britanniques, l’archéologie et l’espionnage, cet être déchiré entre son devoir de militaire et son idéal de liberté pouvait-il être une figure émiettée, contradictoire ? C’est dans le désert de Wadi Rum, au sud de la Jordanie, qu’est né son mythe. Un chaos de rochers, de gorges et de défilés, un océan de cailloux et de plaines sablonneuses dominé par un ciel impitoyable au zénith duquel rutile un soleil en fusion. Ces sites vierges sans voies prédestinées ni Histoire cristallisée se donnent comme une métaphore, perméable à la souveraineté d’une aventure individuelle. Le conflit embrase l’Europe quand Thomas Edward Lawrence est détaché auprès de l’émir Hussein, chef des Hachémites, en révolte contre l’Empire ottoman. Son projet est de développer le nationalisme arabe pour créer un deuxième front contre la Prusse, partenaire de l’occupant turc, et ses alliés allemands. Errant de tribu en tribu, il se fait l’apôtre de la réunification, lève une armée et multiplie les victoires. En 1917, il prend le port fortifié d’Aqaba, jugé inexpugnable. La légende est en marche. Pendant deux ans, il se bat aux côtés des Bédouins dans une guerre qu’il a décrétée sainte et broie tout sur son passage avec une espèce de furie destructrice. Mais la rivalité des clans anéantit son rêve d’unité. Déçu, il s’engage sous un faux nom comme simple soldat de la RAF et meurt dans un accident de moto en Angleterre. Rien ne semble plus naturel que ce dégoût éprouvé par Lawrence en regard de son odyssée, ce renoncement total d’un homme qui fuit dans l’écriture et l’oubli, se noie dans l’anonymat et la solitude. Parce que ses amis avaient été trahis et que la parole qui leur avait été donnée n’avait pas été tenue. Mais surtout parce qu’il tentait d’effacer le souvenir des plaisirs et des supplices, eux-mêmes délicieux, qu’il avait préférés à tout dans cette épopée.


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Le récit commence par son trépas, en 1935 : sur les marches d’une cathédrale, des diplomates en queue-de-pie s’interrogent. T.E. Lawrence fut-il l’artisan majeur de l’indépendance arabe ou un agent secret mythomane ? Un conquistador généreux et visionnaire ou un dangereux charlatan enivré de pouvoir ? Était-il mû par un messianisme pacifique ou par une hystérie sanguinaire ? Au faîte de la gloire, ce condottiere moderne avait trente ans et portait en lui tous les mystères. Il fut presque aussi duplice que le prince Fayçal, politicien habile et tacticien rusé rêvant des jardins de Cordoue et croyant voir en l’attaché anglais un de ces Européens assoiffés de péripéties et fascinés par le désert, alors qu’il a en face de lui un expert matois auprès de l’état-major, au service de la Couronne. L’insistance de Dryden à promouvoir les actions de Lawrence repose ainsi sur sa confiance en les compétences de ce dernier : armé de son savoir cartographique, il ne pourra lui fournir que des informations exactes. La traversée du désert du Néfoud prend dès lors une signification particulière : bien moins qu’un geste de fou, c’est une évaluation correcte de la situation géographique, indiquant à quel point le héros est un homme de terrain avant la lettre, doublé d’un pur stratège en chambre. Ce détail, parmi tant d’autres, souligne l’acuité de la réflexion politico-historique développée par l’auteur : pénétrante et même prophétique sur l’échiquier mondial, adjoignant à la naissance inachevée de la nation arabe et à la désintégration de l’Empire ottoman (dont le conflit au Kosovo constitua l’une des dernières séquelles) des problèmes plus contemporains, la conjuguant surtout à l’évolution psychologique d’un être sondé en profondeur.


Le cinéaste esquisse en effet une thèse, lisible en filigrane, sans aborder la longue "expiation" anglaise qui fut la conséquence inéluctable de l’amertume de Lawrence. Cette théorie n’envahit à aucun moment le dialogue, ne recourt jamais au commentaire ni ne sacrifie à l’allusion ou au clin d’œil. Elle trouve dans la méticulosité de l’imagerie employée le vecteur tout indiqué pour parfaire la relation d’une destinée exceptionnelle : le conteur n’y jalouse pas la fortune de son personnage. Sous les riches brins de laine composant la tapisserie se dessine alors la figure de l’enfant, qui ne supporte pas l’idée de la mort, et encore moins la pensée de son effacement dans la grisaille de la condition collective. Il se veut un chef, se croit invincible, s’estime promu à un destin supérieur, unique. Sa pleine confiance en lui relève d’un égocentrisme démesuré. Son idéalisme atteint à un niveau de sublimation onirique dont les plus utopistes des hommes ne sauraient approcher. On trouve déjà dans ces quelques signes un portrait du héros, que l’on voit s’endurcir aux pires souffrances avec une opiniâtreté et une délectation masochiste trahissant en fait un extraordinaire orgueil : il veut se rendre parfaitement maître de lui pour mieux conquérir l’univers. Dès qu’on l’a chargé de sa mission, il entreprend de l’assumer au-delà de l’imaginable et de bâtir le grand royaume arabe auquel personne, même parmi les concernés, ne saurait songer. À partir de cette décision, tout le film s’ordonne comme un puzzle, corroborant l’hypothèse initiale. Si les petits Arabes suivent Lawrence avec confiance et dévouement, ce n’est pas de prime abord en raison de son attrait ou par intérêt, mais parce qu’ils ont reconnu en lui leur semblable, leur frère, une sorte de Peter Pan dont la fallacieuse croissance ne dissimule pas l’incapacité à s’intégrer aux compromissions de la vie adulte. La nuit qu’ils passent dans le désert, à observer leur idole méditant sous les étoiles, rend témoin de cette révélation d’identité.


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Vient enfin le jour où la pureté, l’idéal caressés par Lawrence sont brisés. Certes les avertissements n’avaient pas manqué : la mort du guide, l’exécution de Kassim (reprise d’une vie qui lui appartenait, c’est-à-dire intégrée à son rêve adolescent), la disparition de ses favoris dans des circonstances atroces, tous ces évènements qui trahissent la minceur de l’illusion. Mais le viol dont il est victime à Deraa provoque une rupture brutale, le passage de l’autre côté du miroir. Il comprend soudain qu’il n’est qu’un homme. Après cette initiation humiliante digne de Faulkner, cette défloration tant morale que physique évoquant Sanctuaire, il ne cherche plus à préserver les ruines de son château chimérique. Quand il prend à nouveau le commandement de ses troupes, c’est en se chargeant de toute la corruption du monde. Lui qui était adoré comme un demi-dieu veut payer l’amour qu’on lui portera. Il observe avec lucidité sa propre dégradation et envie de toujours s’enfoncer dans le mal, tel un enfant qui ne pardonne pas la fuite de son paradis perdu. Tous les actes qu’il accomplit en suivant apparemment son grand dessein portent la marque d’une perversion : ainsi le massacre de la brigade turque souille-t-elle à l’avance le triomphe — le bain de sang — de Damas. Et l’effondrement du Conseil arabe se déroule sous les yeux d’un somnambule qui ne porte plus du Lawrence primitif que le nom. Déjà l’homme ordinaire en lui n’en finit plus de punir l’homme extraordinaire, qui avait animé les actions des autres sans plus laisser d’autre sceau, par innocence d’âme, que le vent sur le sable du désert. La mutation schizophrénique qui le saisit peu à peu, trouble d’identité, de culture et de civilisation l’amenant à prendre fait et cause contre les intérêts occidentaux (résumables en un mot : pétrole), est donc aussi et surtout une histoire de fuite ou, pour reprendre une expression philosophique si jolie à écrire et si douloureuse à prononcer, une entreprise de déterritorialisation.


Et c’est justement en concordance avec cette idée que Lean offre des images magistrales, inoubliables. Une manière géométrique de filmer qui trace dans le paysage un graphe d’arabesques changeantes et invisibles : diagonales coulant du regard maritime de Peter O’Toole aux mers de sable, bissectrices coupant l’angle de vision des colons britanniques de celui des autochtones arabes, sans que la caméra n’adopte une position plus dominante qu’une autre, chaque point de vue ouvrant toujours sur une perspective différente. La distorsion volontaire de la durée reflète par ailleurs la sûreté infaillible d’un cinéaste capable de jauger les longueurs elles-mêmes à la seconde près. La scène si célèbre du mirage, qui subjugue autant par l’étirement du suspense (le bruitage des pattes crissant dans le sable) que par l’extrême rapidité avec laquelle le guide est abattu, est caractéristique de cet art hors pair des dilatations et des rétractations. Lawrence et son compagnon se reposent au bord d’un puits. Rien à l’horizon sinon l’horizon lui-même qui vacille dans les vapeurs de la chaleur accablante. Les lignes de fuite sont aussi des lignes de fracture, zones d’incertitude où tout peut arriver. Survient alors, avec une lenteur hypnotique, quelque chose d’inouï qui n’a rien à voir avec le réalisme (de l’histoire, des caractères, des situations) : une illusion d’optique, une tache noire, mouvante et indécidable, un concept flou, l’inconnu, l’étrangeté. Et quand cet au-delà finit par se fixer dans un corps (un cavalier sur son dromadaire), puis un nom (Cherif Ali, très en pétard que des bouches étrangères et insanes boivent l’eau de son puits) et enfin une identité précise (Omar Sharif), on a l’impression de sortir soulagé d’une expérience paranormale tout à fait exceptionnelle. Ce que Lean vient de côtoyer comme on frôle un précipice, c’est tout simplement l’abstraction : ce principe où ce qui compte n’est plus ce que le mouvement des images véhicule mais le mouvement lui-même, ce moment de tentation esthétique aventurière et quasiment suicidaire où ne resterait à l’écran, comme un trou d’évacuation, que le blanc de la lumière, éblouissant et primitif. C’est peut-être la fin du cinéma, c’est aussi son immortalité.


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le 11 mai 2019

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