Latcho Drom
7.9
Latcho Drom

Documentaire de Tony Gatlif (1993)

Il y a plus de dix siècles, quelque part au Rajasthan, dans la vallée du Gange, une « tribu prophétique aux prunelles ardentes (1)», a pris la route avec vaches, femmes et enfants, non pas à la conquête mais au hasard de l’ouest. Cheminant un temps avec leur voisin nomade du Nord, les mongols de Genghis Khan, ils en adoptent l’amour fou des chevaux, amour qui ne les quittera plus... Plus loin, parce qu’encouragés par les perses dont les rois réclament leur art de la musique, de la magie et de la divination, il arrivent ainsi « armés » un demi millénaire plus tard, aux portes de ce qui subsiste de l’Europe romaine : l’empire byzantin. Les paysans locaux les appellent alors « Atsinganos », littéralement « ceux qui ne touchent pas (2)», appellation qui deviendra « cinganus » en latin, et donnera « Tsigan » en russe...


Dans cette Anatolie qui les confronte enfin à la mer, les caravanes multi centenaires se séparent : les unes migrent vers le sud-ouest et le delta du Nil, les autres traversent le Bosphore en direction du nord-ouest et l’Europe. Les voyageurs en croisent alors d’autres, ceux venus de tout l'Empire, les pèlerins, qui se rendent en Terre sainte. En Grèce, la rencontre entre les deux mondes se fait régulièrement près de la ville de Modon, dans une région verte et fertile qu’on surnomme la Petite-Egypte, et parce que certains croisés cherchent à nommer ces nomades à la peau matte, ils choisissent tout naturellement le terme “d’Egyptiens”, qui devient Gipsy chez les anglophones… De leur côté, les germanophones préfèrent « Manuschen » pour hommes libres -soit l’origine moderne de manouche, les croisés francophones respectent le nom que se donnent eux-mêmes les dresseurs de chevaux, à savoir « romani-çel » (« peuple rom ») et disent « Romanichels ».


Telle est l’histoire sémantique d’un peuple sans véritable nom, mais aussi sans terre, sinon celui de la musique et de la danse, telle est l’histoire d’un film vagabond, d’un film enquête, qui explique sans jamais dire, parce que célébrant le peuple sans livre.


Mais revenons en Inde, car Tony Gatlif commence lui aussi par là.


Dans un désert, il y a longtemps, sous un arbre isolé, sous un arbre berceau, un arbre paradis, une femme danse. C’est la première femme, c’est la première danse. Cette première femme qui n’est pas Eve danse, sa robe longue tourne et tournera toujours, comme la roue des caravanes, comme la pierre qui moue le grain, elle donne l’élan premier à son peuple, un peuple comme une robe, comme un astre, comme une roue…


En Egypte, plus tard, autre chapitre, les robes, les bustes, les hanches, les poignets tournent toujours, les derboukas reprennent le rythme des origines et l’exporte dans la région, jusqu’en Turquie. On vend des fleurs aux femmes, on cire les chaussures des hommes, on montre les ours aux enfants, petits métiers de ceux qui ne s’arrêtent jamais, les derviches font ce pour quoi ils sont faits, tel est l’ivresse du peuple satellite.


Modification Darwinienne des sonorités et des instruments au fur et à mesure du trajet, empathie avec les cultures rencontrées et assimilées, de pays en pays, plus au Nord, jusqu’en Roumanie, là où le violon est roi, le roi et ses vassaux : accordéon et flûte qui font maintenant un orchestre aux accents ashkénazes, puis les chevaux encore et toujours qui imposent la rythmique, à peine plus loin les hommes prendront des danses russes le gout de taper par terre.


Partout les chiens gueulent, mordent les chevilles, les caravanes passent entre les ardoises de France, les manouches jouent de la guitare, dressent des paniers d’osier ou sinon des chapiteaux, mais jusqu’où vont-ils ces chevaux prophétiques, ces femmes aux prunelles ardentes, ces hommes à l’empire familier des ténèbres futures ?


En Espagne. Point de chute d’un voyage séculaire dont le flamenco garde encore toutes les traces : les guitares et les robes, les hommes qui dansent comme en Russie, les femmes comme en Inde, ces femmes qui ont les poignets cassés en mesure des hanches qui tournent, danse aux profils égyptiens, figures nobles des andalouses et des cheveux noirs d’orient, fierté d’un peuple qui toujours le même, fait tourner la roue en bois rouge de son drapeau sans patrie et sans terre.


« Bonne route », c’est que veut dire Latcho drom ; comme un motif inquiet pour celui qui part pour un long voyage, car entre les images, les sons, les couleurs, le film raconte aussi une malédiction, celle du prix de la liberté : les barbelés, les crocs des bêtes, ces bêtes gardiennes d’une propriété que ce peuple ignore, le rejet des gadjé qui aujourd’hui tournent en rond dans leur pavillon de banlieue… Un conte tzigane suggère qu’un forgeron de chez eux aurait vendu les quatre clous aux romains pour crucifier Jésus, dès lors maudits par dieu, ils seraient depuis tous condamnés à l’errance (3). On connaît la suite : l’esclavage en Moldavie (4), le génocide des nazis (5), le livret de circulation en France (6), ces Roms aujourd’hui citoyens européens mais sans aucun droits de libre circulation…




(1) « Bohémiens en voyage », Charles Baudelaire, les fleurs du mal, 1857.
(2) Parce qu’on les croit descendant d’une ancienne secte de la région dont les fidèles refusaient qu’on les touchât.
(3) L’histoire raconte aussi que pris de remord le forgeron aurait réussi à reprendre l’un des quatre clou sur le Golgotha, dès lors, en guise de rachat, les Roms auraient le droit divin de voler !
(4) Dans les anciennes provinces roumaines de Moldavie et de Valachie, dès octobre 1385, par contrat féodal, un groupe Rom formé de 40 familles, « se loue » au monastère de Tismana. Il s’agira en fait d’une proposition de servage volontaire révocable, la quasi totalité des Roms va opter pour ce statut, nommé « robie », devenant ainsi le bien des moines et des seigneurs féodaux (les fameux serviteurs zélés de Dracula dans le roman de Bram Stoker).
(5) Le génocide tsigane fait 500 000 morts: les Tsiganes pourtant Aryens, mais dénoncés comme un mélange de races inférieures et comme des asociaux seront marqués du triangle noir.
(6) En France, les Roms retrouvent avec la Révolution et le mouvement romantique une image plus positive empreinte de liberté. Plus tard, une loi sur « l’exercice des professions ambulantes et la circulation des nomades » les oblige à se munir d’un « carnet anthropométrique d’identité » qui doit être tamponné à chaque déplacement. Ce contrôle administratif et de police existe toujours avec le Livret de circulation, il serait en passe d’être enfin supprimé…

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le 16 oct. 2019

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