Pour conclure sa critique de La zone d’intérêt (Cahiers du cinéma n°805), Jean-Marie Samocki en interrogeait la pertinence. En fin de compte, approfondir la « périphérie » de la Shoah pouvait-il aboutir à quoique ce soit ? Sinon à s’enténébrer dans une contemplation de l’abyssalité-de-l’abîme, un ouroboros formaliste ? Au risque, écrivait-il, « d’évacuer l’Autre au lieu d’exposer sa liquidation ». L’interrogation m’a semblé juste, mais pas ce dernier avertissement. Voici mon objection.

Un film peut-il risquer cela même qu’il s’est choisi pour sujet ? Précisément, il s’agit de représenter comment l’environnement infernal que les nazis ont créé, mais refoulé hors de leur bulle pavillonnaire, va s’y infiltrer quand même, jusque dans leurs entrailles. Comme le soulignait la critique, le film se présente volontairement incomplet, tributaire de ce que nous savons déjà du hors-champ, ou devrions savoir. L’exposé n’est donc pas à faire, il est requis. Et parce que ce hors-champ pèse sur leur image d’Épinal, avec une pression considérable, voilà qu’y percent des saillies : indices, dans le lointain, que le montage épingle avec un rythme implacable ; sons, tapis dans un silence à double-fond que nos oreilles ratissent. Cette esthétique résulte du principe même de la zone tampon. Le point de vue de ses occupants nous est présenté frontalement, tout en étant mis en perspective entre un premier plan qui s’en démarque (recul, caches, surcadrages) et cet arrière-plan où le réel résiste. L’évacuation est ici une image de la mentalité nazie, mise en évidence par sa mise à mal.

En l’exposant, le film résonne avec un livre d’histoire concomitant, Un album d’Auscwhitz (2023, T. Bruttmann, S. Hördler et C. Krutzmüller), élucidation des moindres indices que recèlent, souvent en arrière-plan, les clichés célèbres – mais incompris – montrant l’arrivée de convois de déportés à Auschwitz-Birkenau, en plein jour. Le diable est dans les détails, et ces historiens nous apprennent à le déceler. Mais aussi à voir qu’il ne se cache pas. Si la violence explicite paraît absente, cela ne vient pas d’une « dissimulation des crimes » par les photographes SS, encore moins d’une prétendue docilité des victimes, mais d’une simple logique propre au statut de l’ensemble : un rapport. Car à ses supérieurs, expliqua Tal Bruttmann, Höss se devait de « rendre une copie propre, sans rature ».

Ce qui primait, c’était « le travail bien fait ». Est-ce pour cette raison que plane sur La zone d’intérêt le fantôme de Jeanne Dielman ? La ménagère qui, justement, se voulait « exemplaire de propreté » afin de maintenir, coûte que coûte, le heimliche, le familier en sa maison, comme un « rempart » pour conjurer le néant (cf. Danière Dubroux, Cahiers n°265). En effet, plus que le style kubrickien, Glazer n’imite-t-il pas celui d’Akerman ? Raccord-mouvement à chaque franchissement de porte, nous emboîtons le pas d’individus pris dans un tempo quotidien, à l’intérieur d’une machine domestique bien huilée, carburant à l’exploitation. « Comment peut-on s’habituer à ce point à l’horreur et assumer l’énormité de ses propres crimes ? », pouvait-on se demander – en vain. Le film apporte courageusement une réponse, qu’il trouve dans la question.

Lorsqu’il enquêtait sur d’anciennes « zones d’intérêt », Lanzmann confronta des témoins polonais qui niaient, contre l’évidence, n’avoir rien perçu ni senti. Shoah nous montrait ainsi que l’antisémitisme est cette insensibilité. Pas qu’une violence haineuse mais, déjà, la mauvaise foi. Glazer, lui, nous place face à des nazis dénués de toute aura maléfique, de tout charisme, seulement petits, effroyablement attachés à leurs banales préoccupations. Et, approchant parfois sa caméra, il nous met à l’épreuve de ne pas nous intéresser un peu à leur drama. Et de ne surtout pas nous habituer, à notre tour, à cette terrifiante rumeur. C’est son geste le plus malaisant, celui qui nous interpelle.

Alexcovo
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le 9 avr. 2024

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