La Zone d’intérêt se doit d’être découvert au cinéma pour apprécier sa sidérante puissance de suggestion. Pas tant pour l’image, bien que sa mise en scène soit brillamment clinique, mais surtout pour le travail sur le son et le hors-champ du réalisateur, qui fait du film de Jonathan Glazer une expérience sensorielle glaçante. On sait. On sait ce qui se passe de l’autre côté du mur.

Ce dispositif radical, cette volonté de confronter le quotidien ordinaire et petit bourgeois de la famille Höss aux cris et aux coups de fusils qui s’échappent des camps amplifie l’horreur et la stupéfaction qui saisissent ses spectateurs.

La Zone d’intérêt est une expérience inconfortable, c’est certain. Glazer joue sur le malaise pour impliquer, faire réagir et questionner. Comment ne pas être glacé d’effroi en regardant ces officiers nazis évoquer autour d’un café la commande d’un nouveau four plus performant ? Ou prévoir de rassurer les grands industriels allemands en leur garantissant que la main d’œuvre ne sera pas toute gazée ? A quel moment un cerveau humain vrille-t-il et choisit-il d’ignorer sciemment l’abominable génocide qui se déroule à quelques mètres ? A quel moment accepte-t-on l’inacceptable ?

En mettant au premier plan la petite vie tranquille des Höss et au second les cheminées d’Auschwitz, Glazer illustre l’inimaginable et démontre qu’il est toujours possible. Ces gens ne sont pas nés fous, ce ne sont pas des psychopathes. Pourtant ils ont adhéré à une idéologie monstrueuse, participant sciemment à l’industrialisation de la mort ou en en profitant largement. A travers l’exemple de cette famille, La Zone d’intérêt donne des clés pour l’expliquer. Ils sont nourris par le jeu de la promotion sociale. Les velléités d’opposition ou de rébellion sont tuées dans l’œuf par la promesse de plus de responsabilités, de plus d’argent ou d’un statut social plus prestigieux. Le personnage de Sandra Hüller en est la plus effroyable illustration. Sourire aux lèvres, elle s’auto-proclame reine d’Auschwitz, et n’envisage pas de quitter cette maison qui correspond à tout ce dont elle a toujours rêvé et même au-delà.

C’est vraiment ce dont il est question ici, de cette avidité la plus crasse et la plus lâche qui peut pousser des personnes lambda à adhérer aux mécanismes de déshumanisation les plus abjects. C’était le cas dans les années 40 au moment le plus sombre de notre histoire moderne, mais le phénomène n’est pas si différent lorsque le profit et l’enrichissement personnel poussent aujourd’hui l’ultra-capitalisme à ignorer des vies humaines détruites (en vrac les scandales sanitaires de la crise des opioïdes ou de l’eau empoisonnée aux Etats-Unis, le médiator ou les algues vertes en France… )

La Zone d’Intérêt est un film rare, aussi important que difficilement supportable, qui, par sa singularité formelle offre une nouvelle vision de la Shoah, réactivant le nécessaire devoir de mémoire tout en questionnant par écho notre société, lui conjurant de faire en sorte que l’histoire ne se répète jamais. On y pense abasourdi sur son siège un fois la lumière revenue. Et longtemps après aussi…

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le 7 févr. 2024

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