Récemment, j'ai vu Drive, et, dégoûté par l'utilisation du cinémascope de ce film, je m'insurgeais contre ce format meurtrier de l'échelle humaine, symbole d'un cinéma qui abandonne l'humain pour le spectacle (là où Drive veut faire transparaître l'humanité derrière la violence), la singularité pour le pluriel, la confrontation dialectique pour le bordel sensationnel. Quelle erreur ! J'avais raison de penser que c'était un format qu'il fallait maîtriser pour en faire quelque chose de bien, ce qui était presque impossible... Mais Kechiche est un maître de l'impossible, et il sait s'approprier les outils communs pour en faire une technique de son propre cinéma.

Voilà un film qui montre une utilisation intelligente du cinémascope ! Celui-ci sert et accentue la tension (notamment sexuelle) que Kechiche veut créer entre ses personnages, et l'espace restant des gros plans si caractéristiques de son art, cet espace non occupé par les visages (si pertinemment expressifs d'ailleurs : Kechiche, comme beaucoup de grands auteurs et autrices, demande à ses actrices d'oublier le scénario, et de composer à partir du souvenir de celui-ci, donnant une place prédominante à l'improvisation, qui sert si bien l'émotion), est vu comme l'extension des personnages, le vide en eux qu'il faut combler, et Kechiche signe un grand film sur l'eros. Le désir est si bien filmé, grâce à ce cadrage qui rapproche deux êtres, jouant sur l'évolution des relations et impliquant la mise en scène dans le jeu. Quand Adèle se retrouve seule, délaissée par Emma, son visage n'est plus placé sur un côté de l'image pour laisser une place à l'autre attendu comme objet d'amour, mais elle est seule sur le plan (personne n'est vu de derrière, comme c'était le cas dans ses deux relations précédentes) et placée au milieu de celui-ci. Non seulement ce désir affectif est parfait par la réalisation, mais celle-ci est aussi un atout dans les scènes d'amour (d'ailleurs préfigurées par beaucoup de plans, sous-entendant l'attraction au corps alterne) : la corrélation entre la longueur du format et celle du corps humain permet de bien filmer leur exploration et fusion mutuelles. Pour ne rien oublier, il faut aussi mentionner le propos sur la difficulté de la différence de classe dans les relations amoureuses, très fin et si pertinent, ainsi que la réflexion amenée sur le rôle de l'art et l'épanouissement du kitsch (représenté par les tableaux d'Emma). Le tout étant établi sur la base naturaliste des films de Kechiche, La vie d'Adèle se présente assurément comme un film total, et très juste, sur l'amour.

8.5/10

Turtie
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le 14 août 2022

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