Le cinéma évolue rapidement, et font de même les habitudes des cinéphiles hardcore de toujours. Mais tout ce temps passé dans les salles obscures à regarder des images vacillantes, assis dans des sièges délabrés en compagnie d'une petite poignée de dévots cinéphages, n'est pas entièrement en vain. Car cela peut également être "une vie utile", comme Jorge, le protagoniste de cette deuxième comédie du cinéaste uruguayien Federico Veiroj, le découvre au cours des chaudes et captivantes 66 minutes de ce modeste film.

Essayant de sauver un navire qui sombre irrémédiablement, Jorge, cinquantenaire, célibataire, toujours de bonne humeur et propre sur lui (joué avec une sobriété parfaite pour le rôle par Jorge Jellinek, critique dans la vraie vie) a dédié 25 ans de sa vie à faire fonctionner la Cinémathèque de Montevideo, avec son directeur Martínez (Manuel Martínez Carril, l'ancien directeur de cette organisation existant réellement). Mais le déclin de la fréquentation et les dysfonctionnements réguliers du matériel s'avèrent trop pour les mécènes, qui décident de ne plus "s'intéresser au support des institutions culturelles qui ne sont pas des projets rentables". Incapable de se maintenir économiquement parlant, la Cinémathèque doit fermer - un événement capital qui, couplé avec la rencontre d'une femme, Paola, changera définitivement la vie de Jorge.

Quoique fictionnelle, la lutte pour survivre du paradis cinéphile de Jorge résonne inévitablement dans cette époque de crise pour les institutions culturelles. Il n'y a cependant aucune élégie nostalgique envers le passé, mais plutôt un voyage vers un futur plein d'espoir, vu au travers d'un sérieux pince-sans-rire et inmpassible qui, plus d'une fois, confine à l'absurde. Étant lui-même un ancien employé de cinémathèque, Federico Veiroj manipule le langage du cinéma classique avec une dextérité mesurée pour faire un hommage sincère et exquis à cette manière de plus en plus précaire de vivre sa vie.

Tourné en couleur mais transféré dans un noir et blanc riche et granuleux, chaque image est imprégnée d'histoire du cinéma et instantanément familière - des angles géométriques de l'expressionnisme allemand aux contrastes saturés du cinéma muet, en passant par les gros plans extrêmes sur les objets, mains et visages rappelant la photographie de Gregg Toland sur "Citizen Kane". La caméra d'Arauco Hernández Holz accompagne Jorge dans les couloirs et salles de stockage pour révéler le cœur et l'âme de ce qui semble être un organisme vivant, des fois réminiscent du bâtiment du "Fantasma" de Lisandro Alonso, lui-même un vieux cinéma de Buenos Aires.

La musique - composée à l'origine par Eduardo Fabini dans les années 20 - pastiche également les westerns, les films muets, les comédies musicales et le Hollywood classique. Le fait qu'elle ne soit pas utilisée diégétiquement fait que nous entendons la musique comme si elle venait d'une séance proche, ou comme si nous étions capables d'entendre ce qui se passe dans l'esprit de Jorge - une évocation des nombreux films qu'il invoque afin de l'aider à affronter sa nouvelle vie, dans laquelle il se réinvente comme le héros de son propre film romantique.

Comme les habitants de la ville cinéphile du "Vent en emporte autant" d'Alejandro Agresti, l'existence de Jorge devient littéralement des fragments des films auquel il a dédié toute sa vie. D'où les trompettes de "La chevauchée fantastique" de Ford annonçant le début de sa nouvelle incarnation ; il découvre les rues de Montevideo comme Gene Kelly dans "Chantons sous la pluie" ; il danse avec le panache débonnaire de Fred Astaire sur les marches de l'Université ; et marche dans les lumières tremblotantes de la grande ville comme dans "l'Aurore" de Murnau. D'une idiosyncratie enivrante, le film de Veiroj est, enfin, une ode à la foi aveugle - enfantine, si vous voulez, tout comme pouvait l'être la relation d'Ana avec Frankenstein dans "l'Esprit de la ruche" d'Erice - dans le pouvoir de transformation du cinéma.
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le 30 janv. 2012

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