La réussite tient dans le mélange des genres. La première séquence oppressante voit un spectacle d’enfants, maquillés, déguisés, en musique. La manière de filmer, ici la variation entre gros plans, panoramiques, plans miroirs, l’ambiance sonore utilisée et les gros intertitres colorés du générique rappellent d’emblée le cinéma d’horreur, plus exactement le cinéma italien, plus exactement Dario Argento. Après cette longue introduction impressionnante dont on se demande où elle veut bien nous mener – il s’agit d’enfants tout de même – un cri vient interrompre la représentation. Le cri c’est aussi le prolongement de toute ambiance funèbre dans chaque film d’horreur, le résultat d’une souffrance muette avant qu’elle ne devienne stridente. Ce cri là c’est celui d’un enfant, faisant partie de la troupe, tétanisé, que l’on accompagne en coulisse presque sans inquiétudes indiquant la nature habituelle de cette crise. Le film a glissé. On ne s’en rend pas encore bien compte, mais il est passé du film d’épouvante au mélo. Et il va bientôt brillamment montrer, de façon aussi originale qu’excitante, que l’on peut lier les deux genres. Pour tout fan de giallo, c’est un doux rêve qui se réalise.

1984, 1991, 1998, 2007. Autant d’années durant lesquelles nous allons suivre Alice et Mattia. Les cartons vont se succéder en début de film, s’éloignant des schémas habituels où l’on consacre une année à une partie. Le film ne cessera d’aller et venir entre les différentes périodes, créant un climat étrange de perte de repère. Le fait de prendre des interprètes chaque fois différents et ne se ressemblant pas vraiment entre les parties est une riche idée qui accentue l’aspect du corps qui ne peut s’intégrer, obligé chaque fois d’être autre pour surmonter les étapes. Nous verrons trois visages différents pour chaque personnage suivant l’année dans laquelle il se situe. Et par un savant montage d’imbrication c’est comme s’il n’existait plus ni flash-back, ni présent. Le but étant de se familiariser avec les personnages à l’aveugle, suivant les étapes qu’il va franchir, et non directement en le liant à un événement traumatisant de son enfance. Il y a un traumatisme mais il apparaîtra bien plus tard. Du coup il y a une empathie démesurée c’est évident mais moins liée au traumatisme qu’à leur solitude. Cet état qui naît dès l’enfance avec des parents soient exécrables soient incompréhensifs, et se prolonge dans l’adolescence, âge ingrat sous toutes ses formes jusqu’à l’âge adulte où il est finalement déjà trop tard.

Alice boite depuis qu’elle est toute petite. Au collège, on l’appelle la boiteuse. Elle se renferme totalement sur elle, même si l’espoir naît de cette jeune bimbo, Viola, qui s’intéresse soudainement à elle, tente de la faire exister. Mattia ne parle presque pas, il s’auto mutile, il est en somme le cinglé de l’école. Même un garçon de son âge, timide et lui aussi renfermé de parviendra pas à faire de Mattia un ami, en tentant de venir à bout de cette carapace. C’est un miroir aussi intéressant que surprenant. Il semble que si l’une essaie de combattre ce traumatisme qui ne lui a apporté des autres que pitié et indifférence, l’autre semble se complaire dans l’auto flagellation, refusant de parvenir à une certaine forme de respect de soi. Les traumatismes révèleront évidemment les réponses à ces questionnements, dans une séquence au montage presque épileptique et cinétique, point d’orgue de ce qu’il était jusqu’à maintenant. Et le jeu du film, morbide, voire mortifère se poursuit même dans ce genre de scènes qui font aussi flippé que froid dans le dos. L’émotion n’arrive pas vraiment de cette double révélation, c’est tellement sombre qu’on est dans un premier temps mal à l’aise. Une sale tempête de neige contre une nuit pluvieuse. L’éminence d’un accident contre celle d’une malveillance enfantine. Le giallo apparaît encore plus dément lorsque l’horrible voyage d’Alice – onirique ou pas – l’embarque vers l’enfance de son ami, où elle passe dans un appartement devenu forêt – La forêt au cinéma est toujours transitoire, on l’a vu récemment dans Tomboy – le tout dans une ambiance cauchemardesque rappelant inévitablement Suspiria, Carrie, peut-être même Répulsion. C’est aussi flippant que bouleversant. Saverio Costanzo a presque créé un genre. Sa réalisation est en adéquation avec ses personnages. Elle traduit parfaitement cet état d’oppression, cette gêne perpétuelle face à l’autre, cette manière de passer d’un état à un autre. De vivre cela de l’intérieur, puisque nous sommes systématiquement aux côtés de l’un ou de l’autre, accentue le cloisonnement et le regard apeuré qu’ils portent tous deux sur le monde. La gêne et la honte aux confins de la folie. Cet effet giallo correspond assez bien à l’idée baroque que l’on peut se faire d’une telle solitude traumatique. Le film pourrait tomber dans l’excès mais curieusement il reste au stade de l’imagination. Quand Alice brandit un bout de miroir cassé elle finit par se raviser. Quand elle embarque Mattia vers le mariage de Viola on se prépare inutilement à un possible carnage. Chaque fois qu’une scène de l’enfance est jouée, on craint systématiquement le drame. Le film est plein de fausses pistes

Mais plus qu’un miroir le film se veut un croisement entre deux âmes traumatisées. C’est donc aussi une magnifique histoire d’amour. Ou plutôt de sentiments, refoulés, que l’on s’interdit, que l’on bataille pour laisser surgir. Un symbiose difficile à éclore. Une fusion qui prendra des années. Entre acceptation de l’autre puis surtout de soi. Adolescents ils auront dansé ensemble. Ils n’étaient pas loin de s’embrasser parce qu’Alice en avait envie – poussée par le phénomène Viola – mais c’était contre l’envie du garçon. Tu ne diras rien à personne, lui demandait Alice. Phrase si douloureuse, si représentative de tout ce mal-être qui les animait. Ils seront toujours en contact quelques années plus tard mais leurs occupations – la photo pour elle, les mathématiques pour lui – auront pris trop de place. Il faudra un ultime carton « Sept ans plus tard » pour que le récit ne se disperse plus. C’est l’heure. C’est un simple message qui va provoquer l’union. Et c’est sous Bette Davis eyes de Kim Carnes que la plus belle scène du film se met en marche. Lui qui patiente derrière la porte. Elle qui s’habille au plus vite et du mieux qu’elle peut. Les visages ont l’air de ne jamais avoir autant souffert. Fausse fin, puisque la vraie se terminera sur un banc. Ce banc maudit, ineffaçable. Un dernier voyage comme expiation du passé. Cette main qui passe dans ces cheveux, ces visages qui se rapprochent et en hors-champ, comme un symbole, le baiser de la fin, qui annonce un début. Magnifique.
JanosValuska
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le 7 avr. 2014

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