La pianiste est un film autoritaire, un film peu aimable, peu engageant, et qui ressemblerait à un crissement de craie qui s’éternise, à une écharde plantée violemment sous un ongle. C’est pourtant une grande œuvre sur la définition du désir (par rapport à l’autre) que Michael Haneke a réussi en adaptant brillamment le roman d’Elfriede Jelinek ; désir entre mère et fille, professeur et élève, amante et amant. Désir qui induit forcément un effet de soumission et de lutte, voire d’anéantissement. Cette perspective de dévastation est d’ailleurs flagrante entre Erika et Walter du fait qu’Erika se satisfasse d’une liaison purement dénuée d’affection, vouée à l’affrontement et à l’obéissance masochiste.

Erika établit ce schéma aussi bien dans la sphère privée que familiale, ses rapports avec sa mère tyrannique se construisant sans cesse sur des malentendus, sur un système d’aliénation mentale et sociale. De fait, Erika ignore tout de l’amour qu’elle caractérise in situ par ses représentations les plus névrosées et les plus pornographiques, l’amenant à la pratique de rituels excessifs et sinistres (scarifications, accessoires divers, renifler du sperme, uriner en public) qui trouvent une parfaite résonance thématique (et historique) dans les happenings agressifs des grands maîtres de l’Actionnisme viennois (Nitsch, Muehl, Brus).

Il n’y a bien qu’à l’encontre de ses élèves qu’Erika, professeur redoutée et respectée de l’intelligencia autrichienne, inverse ses pulsions d’asservissement, les traitant comme elle voudrait qu’on la traite, sans cœur, sans passion, avec une autorité sauvage et abyssale, allant même jusqu’à mutiler une jeune prodige par jalousie (par envie ?) ou parce qu’elle se reconnaît peut-être dans cette fille lisse et monotone qu’elle cherche à extirper d’un carcan culturel et maternel. Le film nous entraîne dans la description implacable d’une grande frustration sentimentale et professionnelle, et dans le quotidien méthodique, si peu charnel, d’une femme apparemment résignée mais résistante dans le vécu, dans la revendication et la matérialisation de ses fantasmes sexuels.

Comme toujours chez Haneke, sa mise en scène perfectionniste, chirurgicale, évite le superflu, va à l’essentiel, creuse jusqu’à l’os. Le film est un long coup de fouet glacial constellé de scènes effarantes, presque burlesques, jamais gratuites, avec comme aboutissement parfait la séquence dans les toilettes. Isabelle Huppert trouve là le rôle de sa vie ; elle paraît comme hypnotisée, en transe, en dehors de toute composition et de tout jeu. Face caméra, regard halluciné et visage tuméfié, elle semble ne plus appartenir au cinéma et à l’écran même, oubli stupéfiant qui fait nous demander quels gouffres elle a exploré pour retranscrire à ce point d’incandescence la folie et la souffrance d’une femme suppliciée par la vie.
mymp
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le 22 oct. 2012

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