Avant de cuisiner sur grand écran, Dodin Bouffant est un personnage de papier : la créature d'un auteur suisse, Marcel Rouff, qui s'est inspiré de son ami Curnonsky, illustre gastronome de la Belle Epoque. Curnonsky était aussi l'ami (et même le colocataire, un temps) d'un autre écrivain, cher à mon cœur : Paul-Jean Toulet, qui l'évoqua ainsi, au début de l'une de ses célèbres contrerimes : "Ah, Curnonsky, non plus que l’aube / N’était bien rigolo". Eh bien, rigolo, Dodin Bouffant ne l'est guère, lui non plus. Qu'on ne s'attende pas, durant les deux heures quinze du film, à des ripailles gargantuesques, à des orgies ponctuées d'éclats de voix et de rires tonitruants. On ne bâfre pas, ici - et, pour ainsi dire, on ne voit presque jamais Dodin Bouffant en train de manger. Une ellipse oblitère ainsi le pantagruélique festin que lui concocte le chef (incarné par Pierre Gagnaire) du prince d'Eurasie - partition culinaire que Dodin, qui aime comparer la composition d'un plat à celle d'une sonate, jugera beaucoup trop touffue, illisible et illogique.

Il est donc bien plutôt affaire de tempo, de rythme et de justesse. Et cela dès l'étourdissante séquence de ballet qui ouvre le film, menée par Eugénie, la cuisinière de Dodin, et qui, mettant en scène des mains au travail, des gestes précis, transpose avec virtuosité à l'écran ce mystérieux mélange de minutie et d'intuition qui fait la maîtrise d'un métier. Ici, c'est bien sûr celui de la cuisine, qui met tous les sens aux aguets : l'œil qui s'émerveille de la forme d'une tête d'ail coupée dans la largeur, le nez qui se réjouit d'une sauce qui prend, la main qui retire l'écrevisse du feu pour la plonger dans la glace, l'oreille qui sait jauger d'une cuisson - quant au goût, inutile d'en parler, sinon pour évoquer ce très beau personnage de Pauline, qui, à peine sortie de l'enfance, montre d'étonnantes prédispositions pour la cuisine (cette scène où elle reconnaît, en la goûtant, les ingrédients de la sauce bourguignonne !), et à qui la dégustation d'une omelette norvégienne fait monter les larmes aux yeux.

En dépit de la générosité des mets servis, le repas de choix qu'Eugénie prépare pour Dodin et ses quatre amis gastronomes n'aura, donc, rien de rabelaisien. La conversation y est peut-être même un peu terne, un peu triste. Les convives y sont moins des bons vivants que des esthètes en quête de la joie des sens, avec toute la rigueur et la gravité qu'impose l'exercice. La grandiose leçon du film a le goût exquis d'un paradoxe insurmontable : si la cuisine est un art, la pratique du gourmet y apparaît comme une ascèse. Non pas au sens où elle assécherait l'expérience sensible mais, bien au contraire, parce qu'elle l'affûte, elle l'aiguise. Une ascèse non pas comme une mortification, mais comme une discipline. Une discipline qui raffine le travail des sens, comme un bouillon qu'on fait réduire concentre les saveurs. La volupté en est d'autant plus tranchante, la joie d'autant plus vive - mais comme lestée d'une ombre de tristesse. Plaisir mélancolique que celui du gastronome, qui s'évanouit au moment de son accomplissement - ou plutôt dont l'accomplissement échappe toujours, comme Eugénie échappera toujours à Dodin. Profonde mélancolie, qui se loge à la frontière ténue entre la consommation et la consumation, c'est-à-dire le lieu intenable où, dans le même instant, s'ouvre la possibilité du plaisir et s'énonce l'inéluctabilité de sa perte.

C'est donc là, on l'aura deviné, que se joue la relation entre Eugénie et Dodin, beaucoup plus subtile qu'un simple rapport de maître à domestique. On ne saurait dire qui dépend de qui, qui frustre qui, qui domine qui. Il y a, du côté d'Eugénie (qui dit aimer l'été et affirme qu'elle "partira en été") un feu, la nécessité d'un présent brûlant ("comme les braises que je manie tous les jours", dit-elle), une urgence de vivre qui ne perce que par instants, et parfois sous la forme de ces malaises qui la prennent soudain, sans crier gare, au plus fort du ballet culinaire qui ouvre le film, puis au détour d'une journée ensoleillée d'été, et qui finiront par l'emporter. Rien à voir avec les joies de l'automne dont Dodin fait un si beau panégyrique : joies d'un automne partagé qu'il se promettait si belles, repues et tranquilles. Ce sont, en effet, les couleurs d'automne qui conviennent le mieux à ce personnage de Dodin, dont la beauté tient justement, entre autres choses, à cet abandon au rythme des saisons (il confie son ravissement devant les choses nouvelles qu'apporte, chaque année, le recommencement des saisons), à cette confiance dans le temps, dans les vertus de la durée : ainsi du bar cuit longtemps, à basse température, "pour ne pas l'agresser" ; ainsi de cet émouvant compagnonnage avec le vert printemps de la jeune Pauline, à qui Dodin apprend le goût des aliments, et même de la moelle qu'elle n'aime pas : "souviens-toi de ce goût : c'est le goût que doit avoir la moelle". Il y a une vérité du goût, une vérité propre à chaque ingrédient, qui ne s'acquiert que par l'apprentissage, qui ne se révèle qu'à l'épreuve du temps, et qui ne se maintient que par l'exercice de la mémoire (la mémoire - et les mots : la mise en mots de la cuisine joue un grand rôle dans le film, comme s'il signifiait là qu'il n'y a pas de plaisir sensuel possible sans jouissance intellectuelle).

La gastronomie est donc bien plus qu'une affaire de papilles. Elle est affaire de justesse, de vérité, de présence exacte au monde - mais, ce faisant, elle est surtout relation : aux éléments, au temps, aux êtres enfin. Le deuxième morceau de bravoure du film rejoue à front renversé la séquence inaugurale. C'est Dodin Bouffant qui, cette fois-ci, compose et exécute un repas de fête pour Eugénie souffrante. Celle-ci, vêtue d'une robe citron - le jaune, couleur de la mélancolie, l'escorte continuellement, souvent sous les espèces d'un bouquet de fleurs des champs - reçoit ainsi les hommages d'un Dodin pour qui l'exercice de la cuisine sublime, une fois encore, un désir qui ne saurait s'assouvir. Magistrale scène d'amour, exaltante et désespérée à la fois, qui condense les différentes significations du titre : la "passion" de Dodin Bouffant, est-ce l'obsession de la cuisine, l'adoration d'Eugénie, ou la souffrance d'un amour impossible ? Car cet art si précis du temps exact, de l'ajustement aux rythmes des saisons, du don confiant de soi-même au calme ordonnancement du temps, qui est une éthique de cuisinier en même temps qu'une sage maxime de vie, voici que la passion vient le troubler, en y glissant, le temps du double panoramique à 360° qui clôt le film, le fantôme d'Eugénie, lequel, dans la lumière dorée comme dans le faisceau d'un projecteur, ressurgit soudain du passé. Voilà comment La Passion de Dodin Bouffant, le temps de cette poignante dernière scène, s'impose définitivement comme un grand film sur la passion amoureuse.

Behuliphruen
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le 5 déc. 2023

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