Parfois, je me pince pour vérifier que je suis bien sur Sens Critique, un site de cinéphiles. Tout le monde signale le message spirituel lourdingue, ça je veux bien. Mais visuellement ce film est assez sublime non, quand même ?... ça n'a sidéré personne ?


J'ai pour ma part été happé dès la première image par la composition des plans de Semih Kaplanoğlu, cinéaste que je ne connaissais pas et que je m’empresse d’ajouter à ma liste de réalisateurs à suivre.


Prenons la première scène : une femme emmenant une petite fille dans un plan séquence capté derrière un grillage, qui débouche sur un grand couloir noir. On est quasiment chez Béla Tarr ! Puis un mur fait de panneaux blancs, dont l’un s’ouvre pour laisser voir un siège sur lequel la petite fille s’assoit. Enfin, un champ/contrechamp où la femme et l’enfant se fixent, semblant avoir une étrange parenté. La petite fille est fascinante.


Objectif : déterminer si celle-ci est sélectionnée. Ce sera non. Puis une scène de foule, au milieu des grillages, qui fait penser à des images d’arrivée de migrants. Sauf que ceux-là sont chassés. Un petit garçon tente de s’enfuir et prend feu au milieu de mystérieuses colonnes. Le panoramique se poursuit sur des blés frémissants, une main apparaît, celle de Erol (Jean-Marc Barr, inattendu), qui vient effectuer des mesures. Passage d’une thématique à l’autre de toute beauté. S’ensuivent des scènes de répression d’une manifestation anti OGM, puis les froids locaux d’un bâtiment où Erol officie. On prend alors connaissance de la problématique : les semences sont stériles à terme, un scientifique l’avait prévu, Cemil (prononcer Djémil) Akman. C’est lui qu’Erol va s’efforcer de retrouver.


L’enquête


On suit Erol dans les allées d’une pépinière géante en un beau travelling arrière. Erol tourne, la caméra a juste pivoté, elle suit le lent chemin du scientifique. Première piste : la fille de Cemil, qui a survécu à l’incendie de son domicile (qu’on suppose intentionnel). Raccord sur les rails d’un métro aérien, la caméra recule pour nous situer à l’intérieur du métro. Très belle idée. On recule encore pour trouver Erol. Je passe une scène car on ne peut tout décrire, nous voici aux archives, pour un nouveau très beau travelling à travers les bocaux d’abord puis les dossiers. La fille est localisée, elle habite un étrange manoir rongé par la vigne vierge au milieu des buildings. Une trace de l’incendie subsiste encore. C’est face à Tara que le film entame son versant ésotérique, pas celui que j’ai préféré, là-dessus je rejoins SC, avec la fameuse question énigmatique : « souffle ou blé ? ». Plan suivant, Erol est allongé en position fœtale au milieu du blé ondulant, un plan auquel répondra, à la fin du film, le même Erol dans la terre nourricière.


Pour achever l’enquête, il faut déterminer comment parvenir aux Terres mortes, où vivent les rejetés du système. C’est là qu’est Cemil en effet. Un savant lui arrange le coup, lui indiquant un guide. Avant ce départ, on trouve Erol chez lui, visionnant la théorie de Cemil en surimpression sur la vitre de son appartement, il passe derrière l’image, se superposant à la tête de Cemil. Un changement de focal fait tour à tour apparaître le visage de Cemil ou celui d’Erol se retournant sur le balcon. Hypnotique.


La quête


Erol a emmené un compagnon avec lui, ce n’était pas prévu, la guide renâcle à cause du danger d’un tel changement. Mais tous les deux vont parvenir à franchir les redoutables colonnes. Ce passage vers un autre monde parmi les bâtiments délabrés puis les steppes rappelle le Stalker de Tarkovsky, comme l’ont noté plusieurs plumes de SC.


Paysages lunaires, de canyons et de cratères, survolés par des hélicos auxquels il faut échapper. Les deux aventuriers progressent, deux minuscules points dans ce décor grandiose, avant d’aboutir en surplomb d’un village sis au pied d’un volcan, le soleil sur les nuages faisant varier les ombres. Les deux descendent dans le village dévasté, peuplé de cadavres. Toutes ces scènes tiennent du western, les Indiens qui furent parqués dans leurs réserves sont remplacés par les réprouvés du monde moderne. Dans une scintillante scène de nuit, on découvre qu’Andrei est un enfant d’ici, sélectionné pour la ville mais qui y a laissé toute sa famille.


Progression dans les marais, pour trouver enfin Cemil, assez bourru, qui ne veut pas d’Erol. Mais, alors qu’Andrei reste sur la rive, Erol s’accroche, rejoint Cemil dans sa barque : il sent que celui-ci est détenteur d’un secret décisif. Bien que Cemil l’ait prévenu : « vous ne supporterez pas ce voyage ». Et en effet, il faut commencer par faire le mort sur le lac pour échapper à une mystérieuse soucoupe volante (cette science-fiction de pacotilles pourra faire sourire), au milieu des cadavres authentiques qui flottent. En rejoignant la rive, les deux ont trouvé un bébé, qu’ils sauvent de la mort.


De nouveau, deux minuscules silhouettes qui progressent épuisées dans un paysage minéral comme en recèle la Turquie, par exemple en Cappadoce. Habitations troglodytes comme j’en ai vues à Zelve. Là, les deux hommes séjournent une nuit. Erol fait un rêve d’arbre qui brûle, scène d’une grande beauté.


Les deux hommes reprennent leur marche au milieu de plaques de pierre érigées. Cemil sème des graines. Sur un désert dépourvu de toute vie animale, ils courent pour échapper à une pluie acide, traînée de lumière qui envahit peu à peu l’écran. Ils se réfugient dans un vieil autocar désossé. Au campement, la nuit, discussion typiquement new age sur l’ego dont il faut se départir pour percevoir que l’humain n’est qu’une partie du grand tout, l’un de ces moments bavards qui ont rebuté une partie des spectateurs.


Se situe alors une scène magnétique, avec un loup. Sans doute un rêve puisque Cemil avait affirmé qu’il n’y avait plus aucune vie animale dans ces contrées. Réveillé par un bruit, Erol sort de sa tente (beaucoup aimé ses deux bottes blanches en fond), faisant face à l’attitude menaçante de l’animal. Effrayé, il retourne dans sa tente, l’ombre du loup continuant à rôder autour du cercle protecteur tracé au sol par Cemil. Au matin, le bruit du zip pour ouvrir la tente rappelle les grognements du loup.


La marche reprend, le long d’un plan d’eau parmi les parois rocheuses. Enfin les deux hommes atteignent une forteresse. Un temple en réalité, où il faut se déchausser. Dans le saint des saints, la lumière perçant par l’ouverture du rideau, on découvre le Graal : ce qu’on devine être de la terre saine. Il faut enlever des planches, dans un beau plan en plongée, pour voir apparaître le trésor caché. Les deux s’en enduisent. La blessure de Erol, soignée jusqu’ici par des injections, guérira miraculeusement. Le périple n’est pas achevé : il faut encore acheminer cette masse de terre mise en sacs vers un lieu connu de Cemil. C’est ce que celui-ci explique à Erol sur fond d’une nouvelle discussion ésotérique (il n’y a pas de séparation, tout est humain dans l’univers, etc.).


Un travail harassant, Erol menace de renoncer, Cemil le laisse libre. Il poursuit. Pour lutter contre la faim, on s’attache des pierres autour du ventre. Semih Kaplanoğlu prend tout son temps pour nous faire vivre ses trajets douloureux. Il insère une dernière scène mystérieuse : alors que, la nuit tombée, Erol charrie l’ultime sac, un enfant le hèle dans la pénombre. Il s’exprime avec un étrange accent anglais. On ne voit que les deux ombres dans la nuit, splendide. L’enfant le convainc de le suivre, mais il est happé hors champ – par Cemil suppose Erol. Cet enfant peut être lu comme une figure tentatrice, à laquelle succombe Erol, Cemil le maintenant dans le droit chemin. Erol réintègre le plan fixe, mais l’enfant a disparu. C’est alors que Erol se couche dans la tranchée aux côtés de Cemil, tous deux en position fœtale.


Enfin, les deux hommes atteignent un village perché sur une colline, encore un site à tomber par terre. Ils croisent des tas de cadavres, des passants coiffés de masque à gaz, les gens aux fenêtres leur jettent des pierres. Mais Cemil n’est pas inquiet, il s’emploie à reboucher un mur. C’est là que réapparaît la guide, venue récupérer Erol. Elle lui annonce que la crise du chaos génétique a été résolue. Par la technique bien sûr. Discours auquel Erol ne peut plus adhérer. Erol découvre ce qu’il y a derrière ce mur (plan fixe sur sa nuque puis caméra qui s’introduit dans le trou) : des bouleaux, deux jeunes enfants. Un bout de nature régénérée, qu’il faut préserver ?


A l’image de cette fourmi minuscule, que guette l’énorme tête d’Elor puis sa silhouette perdue dans le grand tout. Un insecte qui est peut-être le maillon d’une nouvelle chaîne, qu’Elor prend soin de protéger par un cercle sur le sol. Dernier panoramique montant sur une figure ésotérique gravée sur ce sol.


Jusqu’au bout, le film se montre énigmatique, ce qui en agacera plus d’un. Moi-même… Mais si l’on regarde ce qu’il y a à l’écran, il est difficile de nier qu’on a affaire à du grand cinéma. De celui qui vous laisse, médusé, face à votre écran, deux heures durant - à condition toutefois d'avoir l'âme contemplative. Il faut que j’en voie plus de cet étonnant Semih Kaplanoğlu.

Jduvi
8
Écrit par

Créée

le 3 oct. 2021

Critique lue 146 fois

Jduvi

Écrit par

Critique lue 146 fois

D'autres avis sur La Particule humaine

La Particule humaine
CineSerie
7

Fragilité du Tout

Semih Kaplanoğlu est un réalisateur de grand talent, et la facture de son film en est la preuve. Le scénario est érudit. Il s’inspire en effet d’une sourate du Coran, et d’une manière générale laisse...

le 10 oct. 2018

2 j'aime

La Particule humaine
Fatpooper
4

La barre

Pf, encore un de ces vieux films en noir et blanc tout lent. L'idée de base est bonne. Mais le développement est très faible, il ne se passe pratiquement rien, les dialogues sont pauvres et les...

le 2 oct. 2020

1 j'aime

La Particule humaine
Linsky
6

Y a plus de blé..

L'humanité semble toucher à sa fin pour cause d'infertilité inéluctable des sols via l'utilisation massive d'organismes génétiquement modifiés, Le Docteur Erol Erin incarné par Jean Marc Barr (Le...

le 3 mai 2019

1 j'aime

Du même critique

R.M.N.
Jduvi
8

La bête humaine

[Critique à lire après avoir vu le film]Il paraît qu’un titre abscons peut être un handicap pour le succès d’un film ? J’avais, pour ma part, suffisamment apprécié les derniers films de Cristian...

le 6 oct. 2023

21 j'aime

5

Gloria Mundi
Jduvi
6

Un film ou un tract ?

Les Belges ont les frères Dardenne, les veinards. Les Anglais ont Ken Loach, c'est un peu moins bien. Nous, nous avons Robert Guédiguian, c'est encore un peu moins bien. Les deux derniers ont bien...

le 4 déc. 2019

16 j'aime

10

Le mal n'existe pas
Jduvi
7

Les maladroits

Voilà un film déconcertant. L'argument : un père et sa fille vivent au milieu des bois. Takumi est une sorte d'homme à tout faire pour ce village d'une contrée reculée. Hana est à l'école primaire,...

le 17 janv. 2024

15 j'aime

3