La Montagne Sacrée, ou les stigmates d’un génie illuminé en roue libre

Fort de la réputation sulfureuse de Fando et Lis et du succès d’un El Topo devenu rapidement culte (notamment grâce à la vogue des midnight movies), Alejandro Jodorowsky, étoile montante d’un cinéma expérimental et provocateur, se voit offrir 750 000 dollars pour son prochain film et une liberté artistique totale. Pas de producteurs, pas de critiques, pas de censure, pas d'entraves à la folie de cet artiste total qu’est Jodo.


Librement inspiré d’un écrit inachevé de René Daumal (Le Mont Analogue), La Montagne Sacrée, sorti en 1973, rejeton filmique d’un homme sans aucune limite à son art, se révèle être une création originale totalement barrée, auréolée de mysticisme et d’ésotérisme. Un film qui défonce au bazooka les codes du cinéma traditionnel, tant au niveau narratif, technique, que émotionnel.
Quand on connaît le travail de Jodorowsky, on a l’habitude de se perdre dans un autre univers, d'être dans un monde parallèle, où les lois de la logique et de la cohérence ne sont plus les mêmes, et La Montagne Sacrée représente le paroxysme de cette distanciation avec la réalité, ce film étant le plus fou et le plus ambitieux du cinéaste, du moins au sein de ses œuvres achevées.


Prenant la forme d’une fable métaphorique, dans un monde indéterminé à un âge indéterminé, défonçant alors tous les repères du spectateur, le film conte les errances d’un sosie du christ en prise avec un alchimiste devenu son maître lors d’une initiation spirituelle. Celui-ci présente à son disciple les sept personnes les plus puissantes de la planète, chacune associée symboliquement à une planète du système solaire, et tous prêts à renoncer à tout pour le secret de l’immortalité. Secret qui se trouve au sommet de la montagne sacrée, gardé par neuf sages...


Derrière ce postulat de base, le cinéma si singulier de Jodo, psychédélique, inhabituel, où chaque plan, chaque scène est digne d’un tableau et bénéficie d’une multitude de richesses et de détails dont il est impossible de tout répertorier dans son esprit et tout comprendre au bout d’un seul visionnage.
Surréaliste à faire passer David Lynch pour un metteur en scène tout ce qu’il y a de plus bien-pensant et banal, La Montagne Sacrée est provocateur, démesuré et profondément mystérieux à s’arracher les cheveux à chaque plan. C’est un concentré de deux heures de toutes les obsessions du cinéaste, à savoir la quête initiatique d’un individu qui se détache peu à peu d’une vision étriquée de la réalité, l’élévation spirituelle et l’abandon de toute superficialité ou matérialisme au profit d’une paix intérieure, un véritable boui-boui syncrétique avec son lot de nécromancie, de mysticisme, d’ésotérisme, de symbolique religieuse et parfois païenne, de tarot, sans oublier les miracles artistiques de la nature, comme Jodo appelle les handicapés, snobés par un cinéma plus conventionnel et puritain, sublimés ici par le cinéaste chilien.


Soutenue par ces images ahurissantes, troublantes et à mille lieux d’un cinéma hollywoodien propre et conformiste, une critique virulente de tout ce qui passe par la tête de Jodo est délivrée avec fracas. Par le biais de cette quête pour l’immortalité, le réalisateur s’en prend aux colonnes fondatrices de notre société moderne, les sept individus représentant sept fondements de celle-ci à savoir le culte de l’image et de la beauté au détriment de l’être, le marchandage et à sa suite la mort d’un art devenu un produit fabriqué en série, l’endoctrinement des jeunes populations, la culture de la guerre comme lieu de commerce ou encore l’autorité extrémiste et quasi-fanatique d’une police corrompue et répressive...


Tout y passe dans ce film foisonnant d’idées complètement délirantes, d’une nuée de Marie Madeleines prostituées sortant d’une église jusqu’aux images du christ destinées à la consommation de masse, en passant par une caricature gore de l’invasion de l’Amérique du Sud par les conquistadors, cette fois ci rejouée avec des batraciens. La religion et le capitalisme étant les principales cibles d’un Jodorowski que l’on imagine sous l’emprise de psychotropes mais pas les seules.


L'élévation spirituelle et le reniement de toute idée matérielle corrompue par un système capitaliste traités par le cinéaste sont à leur zénith à la fin du film, une conclusion osée, où le réalisateur brise le quatrième mur avec fracas, basculant dans la réalité que le spectateur avait abandonné deux heures plus tôt, pour pondre un monologue digne de figurer dans les annales du cinéma. Comme si après une série de claques dans la tronche, on recevait un uppercut à l’estomac.


La Montagne Sacrée est plus qu’un film, c’est un voyage contemplatif et mystique, violent et psychédélique, visuellement époustouflant et à l'ambition démesurée.
Un chef-d’œuvre venu d’une autre galaxie où le LSD est roi, situé en plein dans le boom créatif des 70’s mais qui est allé au delà de n’importe quel OVNI filmique de cette période bénie, détruisant au passage des carcans hollywoodiens trop conventionnels et réducteurs à son goût.
Une expérience cinématographique complètement dingue à vivre absolument au moins une fois, à condition d’être ouvert d’esprit et enclin à être bombardé en dehors de sa zone de confort habituelle. Quant à savoir où ce film mène et ce qu’il apporte au voyageur, c’est au spectateur d’en juger, mais au final, que ce soit en bien ou en mal, ce voyage hallucinatoire signé Jodorowski ne laissera jamais indifférent.

Tom-Bombadil
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le 20 avr. 2020

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Tom Bombadil

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