Si l'on retient bien une leçon en sortant du visionnage de La mère de tous les mensonges, c'est que le silence ne se définit pas forcément par la retenue craintive et que le mensonge ne se définit pas forcément par la nature viscérale, mais qu'ils peuvent respectivement provenir d'un mutisme nécessaire à la stabilité de l'édifice moral et familial.


Le traumatisme demande expressément un temps de silence. Qu'elle se compte en mois ou en décennies, la réapparition de la parole ne se fait jamais aisément et témoigne toujours d'un rôle mémoriel, aussi bien personel que pour la multitude (on pense alors aux temps d'après-guerre où s'abat inévitablement un malaise sociétal).

Asmae El Moudir s'intéresse ici au cas bien particulier de la "révolte du pain" à Casablanca lors de juin 1981 qui causa plusieurs centaines de décès et des milliers d'arrestations (les chiffres changent tellement d'une source à l'autre, selon le parti, qu'il vaut mieux rester général). Dans son documentaire, elle image ingénieusement le contexte répressif de son quartier par le biais de figurines représentant chaque membre de sa famille et du voisinnage, un moyen de remplacer le manque de photos prohibées religieusement par sa grand mère. Il faut d'ailleurs féliciter ce remarquable jeu d'angles de caméra qui nous immerge parfaitement dans l'ambiance d'une rue recomposée manuellement. De l'argile, du carton et du tissu en guise de témoignage : voilà le témoignage de la petite histoire (celle de ces familles) qui crée la grande (celle, tut et réécrite, du Maroc).


Bien que nous nous retrouvassions des années après la répression et les agissements d'un État criminel, le sentiment d'oppression persiste à travers les âges et les yeux.

Véritable film de visages, au fil des scènes le métrage semble prendre les allures d'un huis-clos. Dans cette pièce où se déroule toute la vie familiale, on se réfugie comme si les tanks n'étaient jamais vraiment partis, les soldats ne s'étaient jamais vraiment arrêtés de tirer et la lutte ouvrière ne s'était jamais vraiment terminée. L'angoisse devient une hôte de la demeure que l'on ressent incessement, de la voix respectée de la matriarche aux pleures de son fils qui ne supplie qu'une seule chose : l'oublie.


Le sentiment d'étouffement qui nous aspire pendant près d'une heure et demi disparaît enfin quand la parole se libère et que l'on sort symboliquement des murs de la maison.

La vérité resurgit du passé, l'Histoire du pays retrouve de sa véracité et à ceux qui ont déjà vécu tant on demande un dernier effort pour tenter de reconstruire durablement une vie de communauté saine et paisible, sur une allée de fusillés.

PabloEscrobar
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le 4 mars 2024

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