
Il m'a toujours fallu du temps pour me renseigner sérieusement sur la Shoah. Je suis agrégé d'Histoire mais il m'a fallu une quinzaine d'années après mon bac pour me résoudre à lire du Primo Levi. La Liste de Schindler, à sa sortie j'étais tombé dessus sur Canal Plus et j'avais été scotché, mais j'avais fait le choix de ne pas aller au bout, car je ne me sentais pas prêt. J'ai lu les critiques, je connais les défauts du film sans l'avoir vu.
Nous sommes en 2021, les discours d'extrême-droite se banalisent comme jamais et je dois préparer un cours sur les mémoires de la Shoah pour la spécialité HGGSP. J'ai décidé qu'il était temps de voir ce film, avec mon regard de maintenant.
Il y a un côté madeleine de Proust. Je me suis revu voir certains extraits, ceux du premier tiers, jusqu'au nettoyage du ghetto de Cracovie, et la scène où Ghoett fait le sniper, qui m'est profondément restée.
Avec mon regard plus affuté, je mesure à quel point la photographie du film est exceptionnelle, avec notamment ces profondeurs de champ incroyable au bout desquelles la figure de Schindler se détache pour qu'on puisse se projeter dans cet individu confronté à un choix difficile. Ou ces images du ghetto qui rappellent beaucoup celles des photographies d'époque. Je mesure à quel point les cadrages et le minutage des plans est incroyable de précision et d'inventivité au service de l'émotion. Le travail sur la lumière aussi est sublime.
Et à l'époque, je trouvais cette perfection formelle assez froide. C'est pourtant l'exact inverse : ce film est sans doute un de ceux dans lequel Spielberg, tout en s'effaçant derrière la recherche formelle, est le plus émotionnellement investi. Comme si, en voulant rendre hommage à son peuple massacré, il se posait comme exigence de porter son art jusqu'à l'incandescence.
Les dialogues et le scénario ne sont pas en reste. Car le film n'est pas bavard, et montre beaucoup avec peu. Dans une scène simple comme celle où Schindler rappelle au rabbin que c'est vendredi soir, qu'il devrait préparer shabbat, on comprend qu'il essaie de rendre à ce dernier son humanité, et l'on mesure, au regard ahuri de ce dernier, à quel point la "zone grise" des camps a ôté à tous ces individus toute identité, les rabaissant au stade le plus bas du désir de survie, les amenant quasiment au stéréotype raciste auquel Mein Kampf les assimilait. Idem, quand Schindler et Stern parlent par allusion des chambres à gaz et que l'Allemand, agacé, jète un "Nous faut-il un nouveau langage pour parler ?". Ou comment résumer en peu de mots la folie totalitaire et ce qu'elle fait aux hommes. C'est entier et ça sonne juste.
On ne peut pas reprocher au film de faire dans le bon sentiment : la scène d'euthanasie m'avait beaucoup frappé, et celle de Goett faisant le sniper aussi. Et le film comporte beaucoup de séquences comme celles-ci, gravées dans le marbre. Le duo que forment Schindler et Goett est très réussi.
Bien sûr, l'épilogue assez larmoyant est là pour rappeler que Spielberg rate en général ses fins de film en voulant leur donner un aspect trop larmoyant et pédagogique.
Mais cela n'efface pas toutes les qualités du film en amont, pour montrer et dénoncer la barbarie génocidaire, et ce qu'elle fait aux uns et aux autres.
Je ne peux pas dire qu'il s'agit de mon Spielberg préféré, mais c'est un grand film, résolument à part.