Des femmes, sans habits, sont agglutinées dans une salle blanche et froide. Au dessus d'elles, des pommes de douches : on devine avec horreur ce qui va se passer. La lumière s'éteint brusquement, elles crient, la lumière se rallume. Premier "gag" (blague, tromperie, pirouette dramaturgique, manipulation des émotions du spectateur... Peu importe le nom qu'on donne à cet évènement, je l’appellerais "gag"), d'importance mineure, on ne bronche pas. Puis, c'est le drame: plan rapproché sur les pommes de douches, ça y est, c'est la fin. Mais, lors d'un plan d’ensemble au niveau du plafond, ce n'est que de l'eau qui sortira de ces prétendues machines de mort, au grand soulagement du spectateur. Ouf. "On l'a échappé belle". Là, ça ne passe pas : comment peut on réduire le génocide nazi à un tel « coup du sort » ? Comment peut on parler d'échappée belle (ou même d'échappée tout court...) dans une chose comme les massacres organisés de la Shoa ? Énorme maladresse, boulette monumentale, et ce n'est pas la seule du film (mais c'est clairement la plus polémique). L'explication de la présence fréquente de ces gaffes se trouve peut être dans une hypothétique confusion de Spielberg, qui a débuté le tournage de La Liste de Shindler alors qu'il terminait la postproduction de Jurassic Park.
Néanmoins, ces gags morbides plus ou moins pardonnables s'inscrivent, paradoxalement, dans un propos et enjeu esthétique d'une grande noblesse : celui de la dissociation du nazisme (l'idéologie) et du nazi (l'être humain), celui de l'incompatibilité entre l'homme (objet de nuances par excellence) et cet absolu barbare.
En témoigne le personnage d'Oscar Shindler, assez peu nuancé mais symboliquement important (il porte l'uniforme nazi, il ne l'est pas pour autant) : le noir et blanc (splendide) de Janutz Kaminsky, tout en contrastes et nuances, lui donne une dimension ambiguë (bien que les intentions d'Oscar Schindler soient rapidement discernables, l'explication de celles-ci ne sera jamais dévoilée explicitement), renforçant alors l’opposition entre l'humanité du personnage et le concept que son uniforme représente.
Le négatif exact d'Oscar Schindler, Amon Goethe (immense Ralph Viennes), agit en revanche selon une logique qui échappe complètement au spectateur : le tiraillement constant entre la cruauté absolu que prône son idéologie et son humanité naturelle le rend complètement fou, d'où un comportement définitivement bipolaire. Là où Oscar Schindler était la victoire de l'homme sur le nazisme (son uniforme n'est plus qu'un simple déguisement complètement inepte), Amon Goethe est un personnage engendré par une dégénérescence, celle résultant de l'incompatibilité de son idéologie avec sa nature humaine.
Si Spielberg refuse d'associer l'homme à de tels extrêmes barbares, ce n'est pas tant par humanisme aveugle que parce qu'il relègue le nazisme à une force haineuse sans nuances, presque indépendante, une maladie noire qui porte un lien étroit avec la folie et le désespoir, et dont la logique absolue de félonie rompt de manière abrupte avec celle d'un être humain. Ce n'est pas que l'homme est au dessus du nazisme, c'est que l'homme est trop complexe, pas assez résolument cruel pour adhérer à un absolu aussi extrême, sans nuances, qui trouverait de belles métaphores dans de gigantesques machines tripodes ou dans une épidémie de peste, et que l'on pourrait très bien envisager comme étant le Mal.
Ainsi, la scène des douches (entre autres) transforme l’événement rationnel en "coup du sort", faisant alors figurer de manière dramaturgique la dégénérescence engendrée par l'association de ces deux choses incompatibles, l'être humain et la barbarie absolue du nazisme. En soi, c'est une idée formidable.
Le problème du film est donc le suivant : peut on pardonner de telles maladresses éthiques (la rigueur historique est délaissée, et la scène prend un aspect de "gag" narratif assez peu approprié pour le sujet), au profit d'une ambition esthétique et dramatique (la maîtrise du récit est une qualité qui n'est plus à prouver chez Spielberg) hors-normes ?

Toto662
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le 30 janv. 2013

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le 28 mai 2013

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Toto662

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