Herzog est un documentariste merveilleux. Alors oui, c'est aussi un réalisateur fondamental, mais ses films de fiction ne font pas toujours mouche, et c'est le néant depuis le génial Bad Lieutenant. Ses documentaires, à une exception près (Lo and Behold, sachant que je n'ai pas vu son interview de Gorbatchev et qu'il me manque deux trois documentaires de jeunesse) sont toujours des chefs-d’œuvre.


Avec quelques variations, son dispositif est plus ou moins toujours le même : dénicher une ou plusieurs personnes improbables, soit parce qu'elles ont vécu des choses incroyables, soit parce qu'elles le sont un peu, soit parce qu'elles ont un mode de vie qu'on pourrait qualifier ainsi (les trois peuvent évidemment se compléter) ; les filmer avec pudeur, laisser le temps à l'image et au son de retranscrire leurs doutes, leurs manies, leur folie ; et enfin, ne jamais s'aventurer sur un terrain psychologique, ne jamais expliquer ce qui nous échappe chez ces gens, simplement rendre compte de leur particularité. De cette manière, Herzog peut nous intéresser à des choses extrêmement diverses et théoriser poétiquement ce à quoi il assiste sans violer le mystère des sujets qu'il choisit (seul Leçons de ténèbres semble sortir de ce dispositif, sauf si on dit qu'il parle de la folie d'Herzog !).


La Grande Extase du sculpteur sur bois Steiner est une version assez pure de ce dispositif. On a trois types de plans : des interviews de Walter Steiner ; des plans de loin, à la longue focale, où on le voit se concentrer, douter et errer ; et des sauts filmés à la caméra haute vitesse pour faire des ralentis somptueux. S'ajoutent à cela quelques petits commentaires de Herzog et surtout la voix off de Steiner, parlant quelque peu de son état d'esprit mais de façon lacunaire. De cette manière, Steiner a le temps d'être lui, on ne cherche pas les fondements schématiques de son caractère extra-ordinaire, on le regarde, on l'écoute et surtout on le voit faire des merveilles. Et évidemment, c'est génial. Le type pousse les records de son sport au point où les infrastructures ne peuvent plus suivre. Il doit prendre la décision de réfréner ses performances pour ne pas se tuer, alors même que le saut à ski structure toute sa vie. Herzog parvient à filmer ce dilemme mental, hyper cinématographique, le temps d'une compétition, sans en faire trop, juste en filmant Steiner de loin.


Les sauts sont esthétisés uniquement par les ralentis et la musique, et juste avec ça il retranscrit leur caractère presque surnaturel. On est habitué aux images de saut à ski, c'est un sport olympique depuis pas mal de temps, mais le film parvient à ré-introduire l'émerveillement. Les chutes nous permettent d'en ressentir le danger, de mesurer toute l’irrationalité de ces types qui s'apprêtent à planer sur plus de 100m juste avec des skis, et donc toute la puissance du meilleur d'entre eux. Comme quoi, c'est souvent très bien lorsque des cinéastes filment le sport, plutôt que des réalisateurs de TV tout pourris.


Avec un petit film de 45 min, Herzog te fait plonger dans un univers pour lequel tu n'as a priori aucune affinité et te permet de faire la connaissance d'un type emblématique de cet univers. Il ne te couvre pas d'informations que tu vas oublier, il extrait la beauté et la folie de ce qu'il voit et te les retransmet, t'effraie et t'émerveille à la fois (parfois il te terrorise, parfois il te laisse circonspect, mais à chaque fois il t'émeut).

Bretzville
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le 7 févr. 2020

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Bretzville

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